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ANKARA S’ÉLOIGNE
Par Michel Gurfinkiel, rédacteur en chef, et écrivain
Paru dans Valeurs Actuelles n° 3579 paru le 1 Juillet 2005
L’ambassadeur
américain “persona non grata”, “Mein Kampf” dans toutes les librairies, des
projets stratégiques minimisant les liens avec le monde chrétien : la Turquie
d’Erdogan est-elle en train de reprendre sa liberté ?
Kavgam,
alias Mein Kampf, est en vente partout en Turquie. Dans les boutiques des
aéroports. Dans les librairies universitaires. Au supermarché. Dans les musées,
à côté des ouvrages consacrés à Topkapi et Sainte-Sophie. Et il se vend bien.
Aux exemplaires exposés en devanture ou à côté de la caisse s’ajoutent, au bas
des rayons, les piles en attente. Chose curieuse, cette diffusion massive est
le fait de plusieurs éditeurs à la fois. Chose plus curieuse encore, l’ouvrage
– broché – ne coûte que 5 ou 10 nouvelles livres turques, alors que
le prix moyen d’un livre de cette catégorie se situe au-dessus de 20 livres.
Selon certaines sources, plus de cinquante mille exemplaires avaient déjà été
diffusés début mars. Le cap des cent mille exemplaires serait largement dépassé
aujourd’hui.
On imagine le
scandale qu’une vente aussi “commerciale” de Mein Kampf susciterait dans un
pays de l’Union européenne. Mais les Turcs, candidats à l’Union, n’y trouvent
rien à redire. Une “mode passagère”, affirme-t-on en chœur dans les élites ou
dans la société civile. En fait, Mein Kampf semble répondre à une montée
générale des sentiments nationalistes – et antiaméricains. Un rapprochement
s’impose avec un autre ouvrage, lancé dans les mêmes
conditions et rencontrant un succès analogue : Metal Firtina (“Tempête
métallique”). Ce récit de politique-fiction est basé sur un scénario très
simple : la guerre d’Irak de 2003 transposée en Turquie. Les Américains
détruisent le mausolée d’Atatürk à Ankara lors d’une première frappe. Des
colonnes blindées envahissent l’Anatolie. Mais les Turcs, d’abord K-O,
organisent la résistance…
Rien ne va plus
entre Washington et Ankara : le 1er mars 2003, le Parlement turc votait contre
la participation du pays à la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein.
Stupéfaction en Amérique, où l’on considérait la Turquie comme le membre le
plus fidèle de l’Otan. La Maison-Blanche et le Département d’État, soucieux de
“dissiper les malentendus”, envoient à Ankara un ambassadeur hors pair en
juillet 2003 : Eric Edelman.
Ce spécialiste de
l’ancien bloc soviétique, de la Russie et de l’Asie centrale est très proche de
Bush sur le plan personnel. De plus, il a des attaches avec la Turquie : une
partie de sa famille y a vécu dans les années 1920 et 1930. Sa
grand-mère maternelle, d’origine russe, s’y était réfugiée après la
révolution bolchevique ; sa mère y est née ; un de ses grands-oncles avait été
professeur à l’université d’Ankara.
Edelman a pour
mission de rassurer les Turcs. Et notamment de convaincre Erdogan que
Washington n’est pas hostile par principe à ses orientations islamiques. Peine
perdue. Demande-t-il un entretien au premier ministre ou au ministre des
Affaires étrangères, Abdullah Gül ? On le fait patienter plusieurs semaines,
sous prétexte que d’autres diplomates – l’ambassadeur de Suède, celui du
Pakistan… – se sont inscrits avant lui. Multiplie-t-il ses contacts avec la
société civile ? On l’accuse d’“ingérence” dans les affaires intérieures
turques.
La presse se
déchaîne contre lui. Ibrahim Karagul, un éditorialiste du journal Yeni Safak
(“Nouvelle Aurore”), proche de l’AKP, l’accuse de se comporter en « gouverneur
colonial ». Dans le journal laïc Milliyet (“Nation”), Can Dsündar renchérit : «
Eric Edelman est persona non grata… Si la Turquie est aujourd’hui en tête du
peloton des pays qui haïssent l’Amérique, c’est largement à cause de lui. »
Au bout de dix-huit
mois, en janvier dernier, Eric Edelman tire la conclusion logique de cette
expérience : il démissionne. Un départ qui a pris effet à la fin du mois de
juin. Commentaire officieux des Américains : « De deux choses l’une. Ou bien
les dirigeants turcs actuels n’ont pas eu conscience du caractère extrêmement
inamical de leur comportement, ce qui est grave en soi. Ou bien ils ont agi
délibérément, ce qui est encore plus grave. »
Au début de l’année,
Erdogan a demandé à être reçu par Bush à la Maison-Blanche. On l’a fait
patienter à son tour, jusqu’au 9 juin. Lors de cette visite, les deux parties
sont tombées d’accord pour ne pas étaler leurs dissensions en public. Mais en
privé, il en est allé différemment. Bush a demandé des explications sur tout ce
qui s’est passé depuis deux ans. Et sur le concept de “profondeur stratégique”
mis en avant par l’un des principaux conseillers du gouvernement turc, Ahmet
Davutoglu.
J’ai rencontré
Davutoglu à Ankara dans le cadre d’un “atelier de travail” entre Turcs,
Européens et Américains organisé par une fondation américaine, le Nixon Center.
C’est un universitaire courtois et subtil. La “profondeur stratégique” consiste
à s’affranchir de l’Occident. Selon Davutoglu, la Turquie a sans doute des
liens avec l’Europe et les États-Unis, mais aussi une proximité “naturelle” avec
son environnement méditerranéen, les pays de la mer Noire, le Caucase, l’Asie
centrale, le Moyen-Orient islamique, et enfin des “potentialités” encore
inexploitées dans le reste du monde.
Davutoglu recourt
parfois à des arguments surprenants. Selon lui, une guerre mondiale se termine
par une “conférence de paix”, c’est-à-dire un partage des dépouilles au profit
exclusif des vainqueurs. En 1918, l’Empire ottoman était l’un des vaincus de la
Première Guerre mondiale : il avait été dépecé. Pendant la Seconde Guerre
mondiale, la Turquie était restée neutre : en 1945, elle ne perdit rien mais ne
gagna rien non plus. Pendant la guerre froide – « qui était en fait une
troisième guerre mondiale » –, elle a fait partie de l’Otan : mais après la
victoire finale des Occidentaux, en 1991, « elle n’a rien obtenu ». Elle ne
doit donc plus rien à ses anciens alliés.
On peut contester
cette analyse sur le fond. En est-on encore, en ce début du XXIe siècle, à des
logiques mécanistes, où les “vainqueurs” dévorent les “vaincus” ? On peut la
contester dans son application : loin d’avoir été ignorée par les Occidentaux
après 1991, la Turquie a au contraire “tout obtenu”.
Sa candidature à
l’Union européenne a été entérinée. Les États-Unis l’ont aidée à étendre son
influence dans les régions turcophones de l’ex-URSS et à devenir la plaque
tournante des oléoducs de la Caspienne. C’est en partie pour lui plaire – et
pour protéger des populations musulmanes ex-ottomanes – que l’Europe et
l’Amérique ont fait par deux fois la guerre dans les Balkans, en Bosnie en 1995
et au Kosovo en 1999. Enfin, les Occidentaux ont fait en sorte que les
institutions financières internationales interviennent en sa faveur dans les
années 1990, lui épargnant ainsi le sort de l’Argentine.
Mais il importe peu
que Davutoglu ait tort ou raison. L’important, c’est que ses idées sont au
pouvoir. Dans bien des domaines, elles conduisent à des initiatives heureuses.
La Turquie d’Erdogan entretient des relations amicales, presque chaleureuses,
avec la Grèce de Costas Karamanlis. Elle est disposée à débloquer le dossier
chypriote. Elle a engagé un rapprochement avec l’Arménie. Sur l’essentiel,
cependant, le doute n’est pas permis : la Turquie revendique son identité
propre, ce qui est son droit le plus strict, et s’éloigne, “avec le sourire” –
« güle, güle » –, de l’ensemble du monde euro-américain.
L’AKP n’est pas monolithique.
Ces choix ne
font-ils que refléter l’arrière-plan islamique de l’AKP ? Ce n’est pas sûr.
L’AKP n’est pas un parti monolithique. Son noyau – le groupe auxquels
appartiennent Erdogan ou Gül – est issu de l’ancien parti islamiste Refah
(parti de la Prospérité), qui fut brièvement au pouvoir à la fin des années
1990. Une formation proche de l’intégrisme, anti-américaine, anti-européenne et
passablement antisémite. Mais l’échec de cette expérience a amené Erdogan et
Gül à lancer une formation plus ouverte.
À ce noyau
ex-islamiste se sont adjoints des hommes politiques conservateurs de toutes
tendances, à commencer par d’anciens membres des partis Anavatan et DYP, au
pouvoir dans les années 1990. Ce milieu est de sensibilité musulmane, mais
pro-occidentale. L’un de ses porte-parole les plus éloquents est Turhan Cömez,
un jeune député de Balikesir.
En outre, les
milieux qui se réclament du laïcisme de Mustafa Kemal Atatürk (les
“kémalistes”) ne sont pas toujours aussi pro-occidentaux qu’on aurait pu le
croire. Une partie de ces milieux le sont, bien entendu : qu’il s’agisse de
diplomates chevronnés, comme l’ancien ministre des Affaires étrangères Emre Gönensay,
des fondateurs de la Tüsiad (le Medef turc) ou de militants libéraux comme
Kemal Köprülü, le fondateur de la revue Turkish Policy Quarterly (www.turkishpolicy.com).
Complots, scénarios et hypothèses.
D’autres ont opéré
un virage à 180 degrés. Le principal parti laïc d’opposition, le CHP de Deniz
Baykal, milite contre les “capitulations” d’Erdogan devant l’Union européenne
sur les questions arménienne, chypriote et kurde. La droite nationaliste et une
partie de l’armée voient dans la consolidation d’un “pouvoir kurde” dans l’Irak
post-baasiste un “complot” américain contre la Turquie, menant à terme à la
création d’un Grand Kurdistan indépendant.
Trois hypothèses ont
cours à ce sujet à Ankara et chez les quelques experts occidentaux qui savent
déchiffrer la culture politique turque. Selon la première,
l’anti-occidentalisme actuel de l’aile dure kémaliste serait purement
conjoncturel : il s’agirait de mettre Erdogan et l’AKP en porte-à-faux avec
leur propre électorat. Puis de favoriser une scission au sein de l’AKP.
Selon une seconde
hypothèse, on assisterait à une fusion progressive entre l’ancien establishment
kémaliste et les nouvelles classes dirigeantes AKP. Un peu comme les classes
dirigeantes françaises du XIXe siècle – de la noblesse légitimiste aux élites
républicaines en passant par les notables d’Empire – ont fini par se regrouper
au XXe. L’anti-occidentalisme servirait de ciment à cette nouvelle alliance.
Troisième hypothèse
: les ultras du kémalisme voudraient éliminer Erdogan avant que celui-ci ne les
élimine. Selon ce scénario, Erdogan s’apprêterait à dissoudre le Parlement à
l’automne prochain, après le début officiel des négociations Bruxelles-Ankara
sur l’adhésion de la Turquie à l’UE. Et tout indique que l’AKP bénéficierait
alors d’un raz de marée en sa faveur. Pourvu d’une “Chambre introuvable”,
Erdogan ferait élire un président de la République islamiste et abolirait ou
réformerait les institutions clés de la laïcité, comme le Conseil national de
sécurité (MGK).
Comment bloquer ce
processus ? Un coup d’État à l’ancienne n’est plus possible. Resterait
cependant la carte de l’état d’urgence, pour faire face à “de graves menaces
contre la sécurité nationale”. Par exemple une recrudescence du terrorisme
kurde à partir d’un Irak protégé par les Américains… La campagne contre
l’ambassadeur Edelman ou la diffusion de livres tels que Mein Kampf et Metal
Firtina serviraient à conditionner l’opinion dans ce sens.