www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
Erdogan Poursuit son Avancée vers la Libye
Par Zvi MAZEL, ancien
Ambassadeur d’Israël
9 janvier 2019
Un simple contrôle douanier à la fin de l’année
dernière a jeté une lumière crue sur une nouvelle manifestation des efforts
que déploie la Turquie pour retrouver une place dominante au Moyen-Orient
et la gloire de l’empire ottoman disparu. Une cargaison d’armes dissimulée
dans deux containers en provenance de Turquie a été découverte par les douaniers
du port libyen de Khoms, les 17 et 18 décembre.
3.000 armes de poing fabriquées en Turquie, des fusils de chasse et des munitions
dans le premier, plus de quatre millions de cartouches – également de fabrication
turque – dans le second.
Armes turques en Libye
Khoms est un port somme toute secondaire situé
dans la partie ouest du pays, à une centaine de kilomètres de Tripoli et non
loin de la frontière avec la Tunisie et l’Algérie. «On» avait dû penser
que les contrôles y seraient moins stricts que dans le grand port de Tripoli.
Il est évident que cette cargaison n’était pas destinée à une armée régulière
mais à des groupes terroristes, vraisemblablement des organisations islamiques
liées aux Frères musulmans.
Un embargo temporaire sur la livraison d’armes à
la Libye a été mis en place en 2011 par le Conseil de Sécurité de l’ONU lorsque
la chute de Mouammar Khadafi a plongé le pays dans la
guerre civile. Il a été renouvelé en juin dernier. La guerre civile fait
toujours rage et le pays est divisé entre deux gouvernements rivaux. Le
Gouvernement d’Accord National dirigé par Fayez Saraj, qui siège à Tripoli, reconnu par l’ONU ; le
Gouvernement de Tobrouk dominé par le général Khalifa Haftar,
gouverneur de facto de la Libye orientale et commandant en chef de l’armée
nationale libyenne, plus importance force militaire du pays. A cela s’ajoutent
des dizaines de milices islamiques ou autres, dont certaines soutiennent le
gouvernement de Tripoli. Délogée des principales villes du pays, la branche
libyenne de Daesh est toujours active, bien que très
affaiblie.
Général Haftar
La découverte des
deux containers a provoqué un tollé général. Saraj a
ordonné une enquête immédiate et réclamé des explications à Ankara ; Haftar demande au Conseil de Sécurité de condamner la
Turquie pour violation de l’embargo et de lancer une enquête internationale,
accusant Erdogan d’aider des groupes terroristes
armés et de fomenter le chaos. La délégation de l’ONU en Libye, qui cherche à
rester neutre et à réconcilier les deux gouvernements, s’est trouvée contrainte
à agir et a exprimé son inquiétude le 22 décembre, ajoutant que l’ONU avait mis
sur pied un comité d’experts pour déterminer ce qui s’était passé.
Restée muette jusqu’alors, la Turquie a compris
qu’elle ne pouvait continuer à se taire et a dépêché le jour même à Tripoli son
ministre des Affaires étrangères. Mevlut Cavusoglu a rencontré son homologue libyen et le président
du parlement avant de s’entretenir avec Saraj. Il a
tenté de minimiser l’incident et a accusé sans les nommer «certains pays
arabes» de fournir tanks, missiles et drones à la Libye. Il visait l’Egypte,
qui coopère avec le général Haftar pour déjouer les
tentatives d’infiltration de terroristes islamiques de part leur longue
frontière commune.
Mevlut Cavusoglu
De fait, selon un
rapport de l’ONU, une douzaine de pays livrent des armes à la Libye en
violation de l’embargo. La Turquie en faisait déjà partie. Cavusoglu
a démenti toute implication dans l’incident «qui ne correspondait pas à la
politique de la Turquie». Les deux pays tombèrent d’accord sur la nécessité de
procéder immédiatement à une enquête commune. Une réponse jugée
insuffisante par un membre du parlement qui réclama que des mesures soient
prises contre la Turquie et qu’une investigation interne soit conduite. Parallèlement
une «source sécuritaire» à Alger a réagi avec colère et déclaré au quotidien
saoudien Al Shark al Awsat que l’envoi d’armes si
près de la frontière de son pays avait pour objectif de déstabiliser la région
; c’était selon lui une véritable déclaration de guerre et l’armée de son pays
était en état d’alerte.
Al Qaeda et Daesh sont
actives dans la zone frontalière de la Libye, de la Tunisie et de l’Algérie et
les escarmouches y sont fréquentes. Les armes arrivant dans la région,
majoritairement par la mer, poursuivent leur chemin pour tomber aux mains de
groupes terroristes dans les pays du Sahel africain comme le Mali, le Niger et
le Tchad. Enfin le 8 janvier, le ministre égyptien des Affaires étrangères, Sameh Shoukri a souligné que ce
qu’il a appelé «la contrebande d’armes» de la Turquie en Libye et le soutien
apporté par ce pays aux milices déstabilisent les pays de la région, ajoutant
que le Qatar faisait de même.
Sameh Shoukri
La Turquie avait
apporté son soutien aux partis islamiques conduits par les Frères musulmans dès
la chute de Khadafi. Ces partis ont remporté les
premières élections l’année suivante. La Turquie continua à leur venir en aide
lorsqu’ils échouèrent à de nouvelles élections un an plus tard. Le soutien
apporté par Ankara aux organisations islamiques dans la guerre civile, qui
suivit ces élections, est apparu au grand jour en 2013 quand des douaniers – en
Grèce cette fois – ont trouvé des armes de manufacture turque dans un navire
faisant route vers la Libye mais contraint par la tempête à se réfugier dans un
port grec. D’autres découvertes ont suivi, mettant en évidence une politique
délibérée de fourniture d’armes à ces organisations.
En décembre 2013 l’Egypte a trouvé quatre
containers d’armes sur un bateau turc se dirigeant vers la Libye. Quatre
incidents similaires furent relevés en 2014. En août l’armée libyenne a
arraisonné un navire avec une cargaison d’armes de Turquie qui s’apprêtait à
entrer dans le port de Darna, place forte d’Ansar al Sharia, plus grande organisation djihadiste d’alors. En novembre, nouvelle saisie en Grèce
d’une cargaison d’armes sur un navire en route pour la Libye. Enfin en
décembre, les autorités libyennes ont arraisonné un vaisseau coréen chargé
d’armes destinées à la ville de Misrata, alors détenue
par des milices armées.
L’aide turque ne se limitait pas à la livraison
d’armes. En janvier 2017, Ansar al Sharia annonça la
mort de son chef qui, blessé dans un combat avec l’armée nationale libyenne,
avait été envoyé dans un hôpital turc. Lorsqu’en 2018 le procureur général de
Libye lança des mandats d’arrêts contre 826 terroristes islamiques, on
s’aperçut que la plupart s’étaient enfuis en Turquie et au Qatar, deux pays qui
soutiennent les Frères musulmans. Le Qatar avait lui aussi fourni des armes à
des groupes islamiques en Libye. La mise en évidence du soutien de la Turquie a
provoqué une hostilité grandissante entre ce pays et le général Haftar dont l’armée est l’obstacle principal à l’expansion
de l’islam politique porté par les milices libyennes. Selon des sources à
Tobrouk, l’armée de l’air libyenne serait prête à abattre des avions turcs
pénétrant dans l’espace aérien libyen, tandis que le parlement de Tobrouk
menace de mettre fin au commerce bilatéral qui atteindrait deux à trois
milliards de dollars chaque année. Le montant des investissements turcs dans la
région avant le début de la guerre civile dépassait quinze milliards de
dollars.
Fayez al-Sarraj
La situation est en
train d’évoluer. La Turquie s’inquiète de la puissance grandissante du général Haftar sur le plan politique et pas seulement militaire.
Les Nations Unies s’évertuent à réconcilier Tobrouk et Tripoli, par le biais
d’élections qui pourraient renforcer la position du général et bloquer la
pénétration turque. C’est la raison pour laquelle une délégation du parlement
de Tobruk a été invitée en septembre 2018 à venir
rencontrer le président Erdogan à Ankara. La
rencontre a été courtoise mais aucun accord n’a été atteint, en partie parce
que Haftar ne fait pas confiance aux Turcs. En
novembre, la Turquie a pris part à la conférence de Palerme réunie à
l’initiative de l’Italie pour trouver une solution politique à la crise
libyenne. Le général Haftar a pris ombrage de la
présence de la délégation turque, laquelle est partie en claquant la porte.
Quelques semaines plus tard les douaniers de Khoms
ont découvert les deux containers.
Ce qui est curieux c’est que les médias
occidentaux n’ont pas l’air de s’intéresser à ce que fait la Turquie en Libye ;
on n’entend aucune condamnation ni même de réaction. Il est vrai qu’il en est
de même pour l’approfondissement de la pénétration turque au Moyen Orient. La
Turquie se conduit en grande puissance tant du fait de sa situation
géostratégique entre l’Asie et l’Europe que du fait qu’elle est membre de
l’OTAN et à ce titre fait partie de la défense de l’Occident (quoique ses liens
avec la Russie rendent ce point douteux). Et puis il y a la question des
réfugiés des pays d’islam qui cherchent à gagner l’Europe. Ankara a accepté
d’en endiguer le flot contre cinq milliards de dollars. Elle remplit sa
part du marché.
Bref, une Europe affaiblie, impuissante devant le
chaos du Moyen Orient n’est pas prête à confronter la politique agressive de la
Turquie. Et maintenant que l’Amérique a annoncé son intention de
s’éclipser, celui que se voit déjà Sultan aura les mains encore plus libres. La
Turquie poursuit vigoureusement son entreprise de pénétration politique – et
parfois militaire – des points les plus sensibles de la région, de la Syrie à
l’Irak, à la Somalie et au Soudan dans la Mer rouge, ainsi qu’au
Qatar dans le Golfe, pour la plus grande gloire de son leader et de la
suprématie de l’islam.