www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
Le
meurtre d'un juge respectable déclenche un boomerang laïc et anti-islamiste et
jette dans la crise le gouvernement de la Turquie
Par
Owen Matthews et Sami Kohen
Paru
dans Newsweek du 5 juin 2006.
Traduit
par Albert Soued pour www.nuitdorient.com
La
scène est tristement familière, surtout dans le maëlstrom du Moyen Orient. À
l'ombre d'une grande mosquée, une foule de 40 000 personnes s'est rassemblée
pour enterrer une victime de la violence politique et elle a déversé sa rage
contre les autorités. Mais nous n'étions ni en Irak, ni dans les territoires
Palestiniens, mais au centre d'Ankara. Et les manifestants n'étaient pas des
fanatiques islamistes en colère.
Ceux
qui criaient leur loyauté à l'Etat étaient des juges, des fonctionnaires, des
hommes d'affaires, des laïcs ardents. Ils dénonçaient un gouvernement qui les
entraînaient dans l'impasse dangereuse de l'islamisme. Ils chantaient "La
Turquie est laïque et le restera!"
On
enterrait le juge Moustafa Youcei Ozbligin, assassiné par un jeune avocat de 28
ans qui a tiré sur lui à l'intérieur de la Haute Cour de Turquie. Les raisons
du meurtrier ne sont pas encore connues, mais la majorité de la foule a présumé
qu'il était un militant islamiste qui se vengeait d'un jugement de la cour en
Novembre dernier, qui avait confirmé les
restrictions au port du foulard dans les écoles publiques et à leurs abords.
Le
président Ahmet Necdet Sezer a déclaré "C'est une attaque contre notre
république laïque" et il a accusé l'AKP ou "Justice et
développement", le parti au pouvoir, de vouloir détruire le régime, en
sapant la stricte séparation entre l'Etat et la religion. L'attaque de Sezer et
les manifestations qui ont suivi le meurtre étaient un défi lancé au premier
ministre Recep Tayip Erdogan, un islamiste modéré. Les ministres présents aux
funérailles ont été hués et raillés par la foule. Mais ce qui est plus
préoccupant pour Erdogan, ce sont les sentiments exprimés par Hilmi Ozkok,
l'ultra-laïc chef d'Etat-Major qui a
qualifié les protestations de "vraiment admirables et pleines
d'espoir" et a dit que leur exemple "devrait être suivi par
chacun à tout moment". Quand le chef de l'armée parle en Turquie, les
chefs élus ont tendance à écouter. Le dernier premier ministre islamiste
Necmettin Erbakan, mentor politique d'Erdogan a été démis de ses fonctions en
1997 par un coup d'état, sans effusion de sang, orchestré par les militaires.
Son crime? Le même que celui d'Erdogan, au moins comme le voit Sezer, "il
sapait les fondements laïcs de l'Etat".
Évidemment,
le premier ministre de Turquie n'est pas sur le point d'être viré par un coup
d'état militaire. Erdogan est bien plus modéré qu'Erbakan, et surtout plus
populaire. Cependant, il est devant la crise la plus sérieuse de sa carrière.
Depuis qu'il est arrivé au pouvoir en 2002, dans un raz de marée victorieux,
Erdogan essaye de renverser l'image turque d'une laïcité draconienne. Son parti
a nommé des fonctionnaires religieux à des postes importants dans le Ministère
de l'éducation. Il a essayé sans succès de faire de l'adultère un crime. Son
parti l'AKP mène une campagne
vigoureuse
pour lever l'interdiction du port du foulard dans les écoles, les universités,
les ministères, malgré que les cours turques, ainsi que la Cour Européenne des
Droits de l'Homme, aient rejeté leur requête.
Plus
controversé, le speaker du Parlement, Bulent Arinc de l'AKP, a suggéré le mois
dernier que le temps était venu de "reconsidérer le concept de laïcité
tel qu'il est pratiqué en Turquie", déclenchant une tempête. Selon les
normes du Moyen Orient, l'islamisme d'Erdogan peut être considéré comme modéré,
mais les manifestations de ce mois-ci ont été le signal qu'il est allé un peu
trop loin. "Silencieuses à ce jour, les forces laïques commencent à
s'exprimer" dit le professeur Nilufer Narli, de l'Université
Bahcesehir d'Istamboul, "c'est un mouvement populaire de masse qui
concerne tous les milieux". Secoués par la démonstration de force
laïque, Erdogan et son parti semblent vouloir rétrograder. Ils se sont
empressés de se joindre aux laïcs et condamner le meurtre de la Cour. Le
meurtrier d'Ozbligin est "un ennemi du régime, de la laïcité et de la
loi" a dit le ministre des Affaires étrangères, Abdullah Gul. Le
gouvernement essaie aussi de minimiser les éléments islamistes de son
programme. "L'affaire du foulard ne concerne que 1,5% de la
population" dit le premier ministre adjoint Mehmet Ali Sahin,
insistant que la priorité du gouvernement était l'économie et le chômage.
Mais
les vrais problèmes d'Erdogan sont bien plus ardus que la guerre culturelle
islam-laïcité. Il est venu au pouvoir, après tout, pour nettoyer le pays de la
corruption officielle et assainir l'économie défaillante du pays (1). Son
succès dans cette voie lors des 3 dernières années lui a apporté un immense
soutien pour d'autres réformes, notamment de nouvelles lois libéralisant un
système judiciaire désuet, accordant le droit de libre expression et de
tolérance religieuse pour les minorités, ce qui inclurait ses propres partisans
islamistes. Mais ces réformes de base ont fini par chavirer, du fait d'erreurs
au niveau du gouvernement.
La
réforme fiscale menée par l'équipe d'Erdogan a réussi à calmer l'inflation.
Mais la semaine dernière le Fonds Monétaire International a averti que la
croissance du déficit budgétaire de la Turquie pourrait bloquer l'aide de 20
milliards $ votée en 2001. Performante en 2005, la bourse d'Istanboul s'est
effondrée de 19% et la lire a perdu 15% ce mois-ci seulement, au milieu de
craintes concernant la capacité du gouvernement à financer une dette intérieure
qui gonfle.
Tour
cela a érodé une partie critique de la base politique d'Erdogan, la communauté
des affaires, concentrée à Istanboul et qui, en fait, n'a jamais été très à
l'aise avec le populisme anatolien de l'AKP. L'an dernier déjà, Erdogan s'est
heurté au Tuslad, groupe puissant d'industriels et d'hommes d'affaires, à
propos de la nomination du nouveau gouverneur de la Banque Centrale. Dans une
tentative maladroite de mettre un loyaliste de l'AKP à la tête d'une des rares
institutions indépendantes, Erdogan avait sollicité un ex-directeur d'une
banque islamique à capitaux saoudiens. Finalement le poste a été pourvu par
Durmus Yilmaz, un ancien de la Banque Centrale. Mais la confiance du milieu
d'affaires a été ébranlée et l'évolution des dernières décisions économiques
ont fini par saper cette confiance encore plus. "Le gouvernement est
plus préoccupé à installer ses agents et à appliquer son programme
religieux" se plaint Mehmet Ali Ince, un importateur d'équipement de
bureau à Istanboul, dont le commerce a été atteint de plein fouet par la chute
de la lire…
Politicien parfait, connu pour suivre le vent, Erdogan cherche aujourd'hui à sortir de l'impasse. Certains spécialistes pensent qu'en mai 2007, il pourrait utiliser sa majorité des 2/3 au Parlement pour se faire élire Président, chassant Sezer, un ultra-laïc qui fait contre-poids à Erdogan. Des critiques du parti au pouvoir craignent que si Erdogan devient président, le parti AKP en sortira renforcé et pourra pousser le programme religieux qu'il a du mal à faire avancer aujourd'hui, comme lever l'interdiction du foulard et mettre fin au contrôle du gouvernement sur la nomination des chefs religieux, et sur le contenu des sermons. Les députés de l'opposition ont même menacé de démissionner en bloc, pour entraîner des élections anticipées, afin de diluer la majorité d'Erdogan et bloquer sa nomination comme président. En attendant les tensions montent.
Ce
printemps a amené une nouvelle éruption de violence dans les provinces kurdes
du sud-est, exacerbant l'inquiétude de la société quant à la stabilité du pays.
Des sondages montrent l'avancée rapide des partis nationalistes dans l'opinion,
notamment les jeunes. Ce qui affaiblit encore la suprématie de l'AKP. Et puis
l'entrée dans l'Union Européenne, le plus grand projet politique d'Erdogan, est
en voie de devenir un handicap majeur sur le plan intérieur. Les réticences
européennes à la candidature de la Turquie, même à un date éloignée, ont aliéné
beaucoup de Turcs. Mais Ankara n'a pas d'autre choix que de continuer dans
cette voie, et doit adopter dans les prochains mois de dures réformes demandées
par Bruxelles, sur les subventions à l'agriculture, sur les règles bancaires,
sur les lois du travail qui vont entraîner de plus grandes épreuves économiques
et un plus grand ressentiment contre le gouvernement.
Erdogan
essaiera d'éviter une plus grande confrontation avec des laïcs enhardis. Il
mettra en sourdine son programme religieux et en se concentrant sur l'économie.
Et là, les marchés décideront et non le divin.
Note
(1) voir
article de Courrier international du 4 juin 2006.