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Israël, Envers et Contre Tout…

Comment l’Etat juif déclara son indépendance, au printemps 1948.

 

Par Michel Gurfinkiel

29/4/15

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Le 29 novembre 1947, l’Onu partage la Palestine en deux Etats, l’un juif, l’autre arabe,  et une zone internationale de Jérusalem, corpus separatum destiné à durer dix ans au moins. La Palestine – 28 000 kilomètres carrés – avait été érigée en 1920 par la conférence internationale de San Remo en Foyer national juif. La Société des Nations, prédécesseur de l’Onu, avait entériné cette décision en 1922, et confié l’administration du territoire, par mandat,  à la Grande-Bretagne. Mais celle-ci vient de renoncer que sa mission prendra fin le 15 mai 1948 à zéro heure.

 « Le vote eut lieu à Lake Success, dans l’Etat de New York,  où les Nations Unies tenaient leurs assisses », écrira Ariel Sharon dans ses Mémoires. L’homme qui deviendra général, ministre puis premier ministre n’est alors qu’un garçon de vingt ans. « Ce soir-là, j’étais par hasard à la maison et j’écoutais la radio avec mes parents. L’un après l’autre les délégués votaient. Nous additionnions tous les trois : une colonne pour les pays qui approuvaient le plan de partage, une autre pour ceux qui le rejetaient, une troisième pour les abstentions. Soudain, nous hurlâmes de joie : le total de la première colonne venait de dépasser la majorité absolue. Le plan avait été ratifié. L’Etat d’Israël était donc un fait accompli. Tous les habitants de Kfar Malal se retrouvèrent immédiatement dans la rue principale du village, et se lancèrent dans une ronde endiablée. Quand David Ben-Gourion a proclamé l’indépendance, six mois plus tard, je n’ai pas ressenti d’émotion. L’essentiel s’était passé à Lake Success … »

 

L’Etat juif délimité par l’Onu n’est pourtant qu’une enfilade d’enclaves (Galilée orientale, Carmel, plaine côtière du Sharon) reliées entre elles par de minces corridors. Il ne regroupe qu’une partie de la population juive de Palestine, puisque Jérusalem, où les juifs sont majoritaires depuis le milieu du XIXe siècle, n’en fait pas partie. Si l’on ne considère que la Palestine utile, habitée, l’Etat arabe, qui réunit la Cisjordanie, la Galilée occidentale, Jaffa, Gaza, est mieux loti. L’Etat juif ne semble plus vaste sur le papier que parce qu’on lui a attribué le Néguev, le grand désert du sud. Mais pour les juifs de Palestine et ceux du reste du monde, c’est le principe même d’une souveraineté politique qui compte. Après l’Holocauste, il faut un Etat, n’importe quel Etat,  de n’importe quelle superficie.

Le Haut Comité arabe de Palestine refuse le plan de partage. Ce que le peuple arabe palestinien lui-même en pense, personne ne le sait. Et cela compte très peu. Il vit en deçà de toute forme de démocratie, dans un univers de clans, de confréries, de communautés ethno-religieuses, où le débat ne sert pas à dégager des opinions, mais à évaluer  des rapports des forces. Les musulmans sont prisonniers du mieux-disant  islamique : est bon musulman celui qui guerroie pour l’islam, ou feint de le faire ; et les oulémas interdisent de céder aux non-musulmans une terre qui est ou a été musulmane. Les chrétiens sont prisonniers du mieux-disant nationaliste : le monde arabe est destiné à se regrouper au sein d’un seul et même Etat-nation : celui qui rejette le moindre compromis sur la patrie future est bon nationaliste arabe, qu’il soit d’origine musulmane ou chrétienne. Chaque clan, chaque confrérie, chaque communauté ou sous-communauté,  doit se placer sur l’échiquier politique en fonction de ces paramètres. Quitte à changer de ligne dès que le rapport des forces se modifie.

Les Etats arabes voisins – l’Egypte, le Mashreq – refusent la partition en fonction de leurs intérêts et de leurs ambitions. La Syrie rêve de reconstituer une Grande Syrie – al-Sham, le Pays de Sham - à son profit. L’Egypte, en intervenant en Palestine, de redevenir une grande puissance régionale, comme sous Méhémet Ali et le khédive Ismaïl, au début du XIXe siècle. La Transjordanie hachémite,  ultime reliquat de l’équipée de Lawrence d’Arabie entre 1915 et 1917, veut s’emparer de la Cisjordanie, où la plupart des paysans, même chrétiens, ne sont en fait que des Bédouins sédentarisés, liés à ses propres Bédouins,  par le sang et des mariages sans cesse renouvelés.

Ultimes adversaires du plan de partage : les Britanniques. Lors de la déclaration Balfour, en 1917, puis de la mise en place du mandat de la SDN, en 1922, ils jouaient la carte juive, dans une logique du 19ème iècle : diviser pour régner, se poser en protecteurs généreux des minorités. Mais dans les années 1930, ils ont opéré une révision géopolitique. A leur ancien système colonial, axé sur l’exploitation du sous-continent indien et de l’Extrême-Orient, ils veulent désormais en substituer un autre, reposant sur le pétrole du Moyen-Orient et les minerais africains. Dans ce nouveau dispositif, la Ligue arabe, fondée en 1945, doit jouer le rôle que le Raj, l’Empire des Indes, a tenu dans l’ancien : une fédération d’Etats prétendument autonomes ou indépendants, dont Londres sera l’arbitre. Une guerre panarabe pour la Palestine - reposant en fait sur deux armées formées ou encadrées par les Britanniques : l’armée égyptienne, issue pour l’essentiel des forces anglo-égyptiennes du Soudan, et la Légion arabe de Transjordanie, commandé par le Britannique Sir John Glubb, dit Glubb Pacha – permettra de cimenter l’opération.

La guerre contre le futur Etat juif commence dès le 30 novembre 1947. Des unités irrégulières égyptiennes, syriennes et même irakiennes commencent à s’infiltrer, sous l’œil absent des troupes anglaises. Les atrocités se multiplient. Le 16 mars 1948, un convoi quitte l’hôpital juif Hadassah, sur le mont Scopus : dix véhicules chargés de médecins, d’infirmières, de patients, de matériel médical, de caisses de médicaments. A 9 heures 45, il est attaqué à la mitrailleuse par des unités irrégulières arabes. Cinq véhicules parviennent à s’échapper du traquenard. Cinq sont détruits, puis incendiés. Bilan : soixante-dix-neuf morts, dont vingt femmes. Les troupes britanniques ont assisté à la scène sans intervenir.

Les organisations militaires juives - quasi-officielles comme la Haganah et son fer de lance, le Palmakh, ou dissidentes, comme l’Irgoun et le Lehi - se concertent. Ben Gourion veut imposer un commandement unique dès le 15 mai. L’Irgoun et le Lehi acceptent le principe d’une telle fusion, mais observent qu’il est difficile de la réaliser d’emblée sur le terrain. Un embryon d’état-major général se met toutefois en place. La partie sera difficile, mais non désespérée. Dans un premier temps, les Juifs pourront aligner 40 000 combattants, dont beaucoup ont servi dans les forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Soit autant que les pays arabes voisins. Dans un deuxième temps, ils pourront mobiliser jusqu’à 100 000 combattants des deux sexes. Et peut-être même plus, si les immigrants affluent. Mais le Yishouv n’a ni armes lourdes, ni munitions, ni personnels expérimentés au niveau des états-majors.

Des émissaires partent dans le monde entier. En France où, par un étrange renversement des choses, l’antisionisme traditionnel a laissé la place depuis 1945 à une forte sympathie pour les sionistes, aussi bien à gauche qu’à droite (un certain ressentiment anti-anglais semble jouer). En URSS, où Joseph Staline a décidé de soutenir provisoirement les Juifs, afin d’affaiblir les Britanniques. En Suisse. En Suède. Aux Etats-Unis. En Amérique latine.

 

Thadée Diffre, jeune Français, catholique pratiquant, s’engage dans la Haganah. Il a fait partie, pendant la Seconde Guerre mondiale, de la colonne Leclerc, avec le rang de capitaine. Ce qui l’a amené à séjourner pendant quelque temps à Tel-Aviv, base arrière britannique. Une expérience décisive. Son cœur et ses yeux de croyants lui font comprendre immédiatement ce qui était en jeu.

Quand il débarque à Haifa, en avril 1948, la situation militaire d’Israël lui paraît pratiquement désespérée. Nommé rav-seren, commandant, il prend – sous le nom de Teddy Eytan - la tête du bataillon 75, composé presque uniquement de francophones : Français, Belges, Juifs d’Afrique du Nord. Cette unité joue un rôle décisif dans la conquête du Néguev. Revenu en France, il est tenté par la politique, mais meurt prématurément dans un accident d’automobile, en 1971. Il aura eu le temps de publier lui aussi un livre de souvenirs. Voici ce qu’il écrit le 29 avril 1948, quinze jours avant le départ des Britanniques : "Les Arabes occupent presque toute la Palestine… Tous les kibboutz sont encerclés… L’ennemi a des automitrailleuses, des canons, des avions… Nous sommes une poignée, mal organisés, mal entraînés, mal équipés. Nous nous appuyons sur une population de quelque 700 000 individus. Nous tenons une bande côtière d’environ cent dix kilomètres sur dix... Nous résistons dans un tiers de Jérusalem… En face, occupant les neuf dixièmes de la Palestine, les armées de la Ligue arabe, ravitaillées, entraînées par les Anglais, soutenues par trente-huit millions d’habitants… "

 

Il est un poste au moins, au sein de la future armée israélienne, pour lequel la Haganah est prête à payer un étranger 5000 dollars au moins : celui de chef d’état major. Un homme qui aurait une vision globale, stratégique, des combats en cours, qui saurait gérer à la fois les opérations, les matériels, les ressources humaines.

Début 1947, David Ben Gourion a demandé à David Daniel Marcus, dit Mickey Marcus, un colonel juif de l’Armée de terre américaine, de recruter un conseiller militaire spécial. Marcus ne trouve personne. Il décide alors de se porter lui-même volontaire, sans solde. Le Pentagone lui ayant accordé un congé exceptionnel, il est arrivé en Palestine en janvier 1948, avec un faux passeport établi au nom de Michael Stone.

Marcus a quarante-six ans. Mais il a déjà vécu plusieurs vies. Fils d’immigrants est-européens, né à Brooklyn, il est admis en 1920 à l’académie militaire de West Point : à cette époque, c’est pour les garçons américains d’origine modeste un moyen de faire des études supérieures. Libéré de l’Armée en 1924, il devient avocat, puis procureur fédéral : il fait partie de l’équipe d’incorruptibles  qui, dans les années trente, met en accusation de nombreux parrains mafieux, notamment le célèbre Lucky Luciano. Quand les Etats-Unis entre en guerre, en décembre 1941, il est affecté, en tant qu’officier de réserve, à d’importantes fonctions d’état-major : adjoint du gouverneur militaire de Hawaii, directeur de l’Ecole des Rangers, spécialisée dans les opérations non-conventionnelles, membre de l’état-major opérationnel en Normandie, membre de la Haute Administration alliée à Berlin, et enfin directeur de l’aide alimentaire d’urgence pour l’Allemagne occupée. A travers cette dernière affectation, il découvre les camps de concentration nazis, l’Holocauste : quand le haut commandement américain cherche un officier juriste pour diriger les recherches sur les crimes de guerre, il se porte candidat – et est accepté. L’une de ses missions sera de préparer les dossiers d’accusation pour le procès de Nuremberg.

En Palestine, Mickey Marcus met immédiatement sur pied une structure nationale d’analyse et de commandement stratégique. Les deux points faibles du pays, selon lui : Jérusalem et le Néguev.

Début mai, une partie des dirigeants juifs de Palestine hésitent à proclamer l’indépendance. C’est le 12 mai seulement que le Minhal HaAm (Administration du Peuple), une sorte de gouvernement virtuel, prend cette décision : par six voix contre quatre. Reste à peser les termes de la proclamation. Des discussions byzantines se déroulent à ce sujet au siège du Fonds foncier juif, à Tel-Aviv : quel nom donner au futur Etat, faut-il en préciser les frontières, doit-on mentionner la Shoah, dénoncer les Britanniques, invoquer Dieu ? Le texte définitif n’est prêt que le 14 mai, en début d’après-midi. Un vendredi, veille de Shabbath.

 

Ben Gourion a décidé de proclamer l’indépendance à 16 heures. Jérusalem étant assiégée et isolée, c’est au musée de Tel-Aviv que se déroulera la cérémonie. Huit heures avant la fin du mandat britannique, qui  doit prendre effet en pleine nuit, quand le saint Shabbath aura déjà commencé. L’événement a été préparé dans une semi-clandestinité : on redoute que les Britanniques n’interviennent au dernier moment pour l’interdire.

Zeev Sherf, le secrétaire général du Minhal HaAm, doit apporter le texte de la déclaration. Il ne possède pas de voiture et a oublié de commander un taxi. Un véhicule accepte de le prendre en auto-stop ; mais le conducteur n’a pas son permis, comme on le constate rapidement lors d’un contrôle pour excès de vitesse. Pour poursuivre son voyage, Sherf est contraint de décliner son identité à l’agent de police et de préciser l’objet de son déplacement. Le véhicule est finalement autorisé à repartir. Sherf arrive au musée à 15 heures 59 : à une minute près, il était en retard.

 

Les deux cents cinquante invités – certains sont en habit et haut de forme, d’autres en bras de chemise – entonnent l’hymne juif, la Hatikvah (L’Espoir).

David Ben Gourion lit la Déclaration d’Indépendance et demande à un rabbin, Yehudah Leib Fishman, de prononcer la bénédiction appropriée : Shehéhiyanou (Béni soit l’Eternel qui a nous a fait vivre jusqu’au moment présent). Des réjouissances populaires ont lieu dans toutes les localités juives du pays ; mais six pays arabes entrent officiellement en guerre contre le nouvel Etat.

A minuit onze, le président américain Harry Truman reconnaît Israël de facto, prenant de vitesse son cabinet, qui est d’un avis opposé. Le jeune chah d’Iran, Mohamed Reza Pahlavi, l’imite immédiatement. Staline accordera une reconnaissance de jure deux jours plus tard. En dépit de la sympathie dont Israël jouit dans l’opinion française, le Quai d’Orsay ne condescendra à le reconnaître qu’un an plus tard, en 1949.