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Un Siècle entre Sionistes et Arabes
Par Michel
Gurfinkiel, Membre du Comité éditorial de Valeurs Actuelles,
Michel Gurfinkiel est le fondateur et président de l’Institut Jean-Jacques
Rousseau (Paris), et Shillman/Ginsburg
Fellow au Middle East Forum (Philadelphie).
Valeurs Actuelles- 7/6/18
Voici un siècle, les nationalistes arabes regardaient
le sionisme comme un allié. Après soixante-dix ans de guerre, cette vieille
intuition va-t-elle reprendre corps ?
Inévitable,
le conflit israélo-palestinien ? Rien n’est moins sûr. Théodore Herzl, le
fondateur du sionisme, affirme dès 1896 que le futur « Etat juif » ne
peut être créé que de manière pacifique et dans le cadre du droit
international. Sept ans plus tard, dans son roman d’anticipation Altneuland (en français : Terre ancienne, Terre
nouvelle), il précise sa pensée : les musulmans palestiniens seront des
citoyens à part entière du nouvel Etat et participeront à une prospérité
générale…
Certains
Arabes s’offusquent déjà de ces « prétentions juives ». Mais nombreux
sont ceux qui voient au contraire dans le retour des Juifs une chance
historique pour leur propre cause nationale, à un moment où le Proche-Orient
appartient encore à l’Empire ottoman. En 1913, Daoud Barakat,
rédacteur en chef du quotidien égyptien Al Ahram,
observe dans un éditorial : « Il est absolument indispensable qu’il y ait
une entente entre sionistes et Arabes… Les sionistes sont nécessaires à la
région : le capital qu’ils apporteront, leurs connaissances, leur
intelligence et l’esprit industrieux qui les caractérise contribueront sans
aucun doute à la régénération de la région ».
Cette
généreuse utopie aurait dû prendre forme en 1918, au lendemain de la Première
Guerre mondiale. L’Empire ottoman s’était effondré. Les vainqueurs – Français
en Syrie et au Liban, Britanniques partout ailleurs – multipliaient les
« déclarations » en faveur de toutes les communautés, et allaient
même jusqu’à parrainer des accords entre le président de l’Organisation
sioniste, Haïm Weizmann, et le prince hedjazi Fayçal, proclamé « roi des Arabes ». Mais
assez vite, Paris et Londres se sont repliés sur des politiques jugées plus
« réalistes », plus conformes à leurs habitudes coloniales, que les intéressés
ont ressenti comme des trahisons.
Les
Arabes croyaient disposer d’un grand Etat unitaire et indépendant de la
Méditerranée au Golfe Persique : en fin de compte, ils n’obtiennent en
1920 – « l’année de la catastrophe », Am al-Naqba,
ainsi que la qualifiera bientôt l’historien arabe chrétien George Antonius - qu’une demi-douzaine de petits Etats, gérés
comme des protectorats. L’Organisation sioniste, elle, pensait avoir obtenu le
droit pour les Juifs persécutés de s’installer librement en Palestine, dans un
« Foyer national » : les Britanniques vont interpréter ces
dispositions de manière de plus en plus restrictive et finalement les
suspendre…
La
Seconde Guerre mondiale redistribue à nouveau les cartes. Six millions de Juifs
ont été assassinés en Europe par les nazis : un million de survivants, pris en
charge par diverses institutions caritatives, demandent à émigrer immédiatement
en Palestine. Pour l’Organisation sioniste et les quelque 700 000 Juifs déjà
installés en Palestine, cela ne suppose plus un « Foyer », mais bien
un Etat souverain. Des organisations sionistes de droite, l’Irgoun et le Lehi se lancent dans une insurrection armée contre les
Britanniques, bientôt suivis par une organisation plus centriste, la Haganah.
Mais en même temps, les dirigeants juifs négocient : avec certains
dirigeants arabes comme le roi Abdallah de Transjordanie, avec les Américains,
avec le Vatican. Ils proposent un partage de la Palestine : un Etat juif
sur la côte, en Haute-Galilée et dans le désert du Néguev ; un Etat arabe
en Cisjordanie, en Basse-Galilée et à Gaza ; et une zone internationale à
Jérusalem.
Ce
projet est ratifié le 29 novembre 1947 par les Nations Unies. La Ligue arabe et
les dirigeants arabes palestiniens le rejettent. Emil Sandström,
le diplomate suédois qui a présenté le plane de partage à l’Onu, observe :
« Il est clair qu’on ne pourra parvenir à une
partition sans recourir à la force ».
La
première guerre israélo-arabe va durer un an. De décembre 1947 à mai 1948,
c’est une guerre civile entre milices juives et arabes, déjà émaillée de durs
combats et de massacres. Le 14 mai 1948, les Britanniques quittent
officiellement la Palestine. David Ben-Gourion proclame l’Etat d’Israël.
Celui-ci est immédiatement reconnu par les Etats-Unis : le président Harry
Truman refuse d’écouter les conseils dilatoires de son cabinet. L’URSS
suit : pour Staline, c’est l’occasion de déstabiliser définitivement la
Grande-Bretagne en Orient. La guerre proprement dite commence.
Thaddée
Diffre, officier français catholique, compagnon de la
Libération, s’est engagé aux côtés des Juifs. Il écrit le 29 avril 1948 :
« Les Arabes occupent presque toute la Palestine… L’ennemi a des
automitrailleuses, des canons, des avions… Nous nous appuyons sur une
population de quelque 700 000 individus. Nous tenons une bande côtière
d’environ cent dix kilomètres sur dix... »
Le
soir même, Tel-Aviv est bombardé par les Egyptiens. Les Transjordaniens
contournent déjà Jérusalem. Il n’y a pas un seul point, dans l’Etat nouveau-né,
qui ne soit à moins de cinq kilomètres d’une force ennemie. Mais si la partie
est difficile, elle n’est pas désespérée. Les Juifs – les Israéliens, désormais
- alignent 40 000 combattants, dont beaucoup ont servi dans les forces alliées
pendant la Seconde Guerre mondiale. L’arrivée, désormais autorisée, de
dizaines, puis de centaines de milliers d’immigrants, portant en quelques mois
leur population à plus d’un million d’âmes, leur permet de mobiliser jusqu’à
100 000 combattants des deux sexes. Soit trois fois plus que leurs ennemis, qui
ne disposent que de petites armées professionnelles.
Ce
qui manque avant tout aux Israéliens, ce sont des personnels expérimentés au
niveau des états-majors. Truman, là encore, va apporter son aide. Il envoie un
général américain d’origine juive, David Daniel Marcus, dit « Mickey
Marcus », qui a participé au commandement opérationnel en Normandie,
auprès de Ben-Gourion en tant que « conseiller ». La mission sera
brève : Marcus est tué accidentellement le 8 juin. Mais il aura eu le temps
de créer une structure nationale d’analyse et de commandement stratégique. Et
de planifier les principales batailles à venir.
Autre
besoin urgent : les armes. Ici, le secours vient de Staline, qui ordonne à la
Tchécoslovaquie, récemment vassalisée, d’organiser un pont aérien : armes
légères, munitions, mais aussi avions, notamment d’excellents Messerschmidt allemands capturés à la fin de la Seconde
Guerre mondiale.
Les
Transjordaniens s’emparent de la Vieille Ville de Jérusalem, de plusieurs
kibboutzim au sud de la capitale. Mais ailleurs, les Israéliens l’emportent.
Ils ont conquis la plaine côtière jusqu’aux approches de Gaza. Le Néguev, où
ils ont repoussé les Egyptiens. La Galilée. Début 1949, l’Etat juif signe des
armistices avec ses voisins. Il contrôle 68 % de l’ancienne Palestine sous
administration britannique.
La guerre a été meurtrière.
Elle entraine, de surcroît, un échange de populations. En un an, près de 600
000 Arabes palestiniens – la moitié de la population arabe totale – ont
abandonné leurs foyers : repli volontaire vers des zones plus sûres,
départs exigés par les milices et les armées arabes, expulsions stratégiques.
Chez les Israéliens, on ne compte que quelques milliers de réfugiés de ce
type : ne disposant d’aucun arrière-pays, les civils n’ont eu d’autre
choix, la plupart du temps, que de rester sur place. Mais bientôt, les pays
arabes et islamiques vont expulser leur population juive, par vagues
successives : près d’un million
d’âmes au total. Et la plupart de ces nouveaux réfugiés seront accueillis
par Israël.
Ces
chassés-croisés démographiques sont alors monnaie courante dans le monde
entier : c’est ainsi que les frontières sont « homogénéisées »
en Europe centrale et orientale après 1945, aux dépens des Allemands mais aussi
des Polonais, ou qu’Hindous et Musulmans se partagent en 1947 l’ancien Empire
britannique des Indes. Mais alors qu’Israël s’empresse d’intégrer ses propres
réfugiés, le monde arabe instrumentalise les siens, d’autant plus aisément
qu’ils sont pris en charge par une agence spéciale de l’Onu, l’UNRWA.
« Libération de la Palestine », « Droit au Retour des
Palestiniens » : ces slogans deviennent des dogmes, et conduisent à
de nouvelles guerres générales, en 1956, 1967, 1973, puis à des conflits plus
localisés, de 1978 à 2018. Israël, qui connaît pendant soixante-dix ans un
développement spectaculaire, finit toujours par les gagner, assurant par là
même sa survie.
L’idée
d’une entente israélo-arabe n’a pourtant pas disparu pour autant. En 1977, le
président égyptien Anouar el-Sadate vient à Jérusalem pour offrir une paix
séparée. Le roi Hussein de Jordanie l’imite quelques années plus tard. Si le
« processus de paix » israélo-palestinien amorcé en 1993 à Oslo n’a
donné que des résultats limités, le rapprochement esquissé depuis quelques
années entre Israël et les pays sunnites conservateurs, notamment l’Arabie
Saoudite de Mohamed bin Salman, semble plus
prometteur. Au delà d’une alliance contre l’ennemi commun iranien, il est
désormais question d’une coopération économique et technologique.
Le
rêve de Herzl et de Barakat pourrait finalement
reprendre corps.