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Il faut Distinguer le Complotisme Banal du
Complotisme Intellectualisé…
Par Pierre-André Taguieff, Philosophe
et historien des idées,
17 février 2019
Revue des Deux Mondes – La récente enquête réalisée par l’Ifop pour la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy
Watch avance des chiffres éloquents conduisant à penser qu’une partie
des « gilets jaunes » est plus perméable que la moyenne aux théories
du complot. Quel regard portez-vous sur cette enquête ? Cette étude suffit-elle
à déterminer un éventuel lien entre l’adhésion au mouvement social et les
théories du complot ? Et plus généralement entre le populisme et le complotisme ?
Pierre-André Taguieff – Cette enquête a été
remarquablement menée, sur la base d’une batterie de questions bien
sélectionnées et formulées. Elle fournit des informations intéressantes sur
l’imaginaire des « gilets jaunes », indépendamment des jugements
qu’on peut porter sur ce mouvement protestataire hétérogène et protéiforme dont
les orientations politiques restent floues. Elle établit que 21% des personnes
interrogées sont très perméables aux théories du complot, et que cette
perméabilité touche 41% des répondants qui se définissent comme des
« gilets jaunes ». Voilà qui indique que la France d’en bas est
particulièrement réceptive aux croyances complotistes.
Rappelons qu’il s’agit d’une
mobilisation de masse dont la nouveauté tient à ce qu’elle n’est pas initiée ni
orchestrée par des syndicats ou des partis politiques. Ce mouvement populaire
non identifié, commencé le 17 novembre 2018, a été aussitôt qualifié, pour être
disqualifié, de « populiste ». Le seul argument sérieux pour
justifier une telle caractérisation est le relatif consensus existant chez les
« gilets jaune »» sur la mise en place du Référendum
d’initiative citoyenne (RIC), outil censé permettre la revitalisation de
la démocratie, s’inspirant notamment du populisme suisse. Ses défenseurs le
justifient en le présentant comme un dispositif susceptible de « rendre la
parole au peuple », exigence classiquement reconnue comme démocratique ou
« populiste », selon les auteurs.
On connaît depuis les années 1990 la
toile de fond de cette insurrection populaire : la perte de confiance
croissante dans la démocratie libérale ou représentative, s’accompagnant soit
d’une dépolitisation, soit d’une flambée d’utopisme autour de la demande d’une
démocratie participative. Avec les « gilets jaunes » s’y ajoute
une demande de reconnaissance et de justice sociale. Cette crise de confiance,
mise en évidence par de nombreuses enquêtes d’opinion, est une crise de la
démocratie représentative, qui va de pair avec la perte de crédibilité des élites
en général, laquelle suscite des révoltes contre les élites dirigeantes jugées
étrangères et hostiles au « peuple » et dénoncées comme corrompues.
On peut décider de voir dans cet
antiélitisme un indice de « populisme ». Quoi qu’il en soit, cette
crise profonde de la représentation a banalisé le soupçon portant sur les
gouvernants, les dirigeants et les experts. L’adhésion aux croyances complotistes est fortement corrélée avec la baisse de la
confiance dans les élites politiques, culturelles et médiatiques, soupçonnée ou
accusées de mentir ou de vouloir manipuler l’opinion.
Il n’est pas donc pas étonnant de
constater que l’extrême défiance de secteurs importants de la population, en
particulier en France, vis-à-vis du personnel politique, des médias et des
experts « officiels » s’est traduite par des croyances complotistes. Les élites visibles sont accusées d’être
étrangères au peuple et de poursuivre leurs seuls intérêts, contraires au bien
commun. Et elles sont aussi accusées d’être de connivence entre elles et d’agir
en secret pour asseoir, préserver ou étendre leur domination, bref, de
conspirer. Le schème de ces accusations est bien connu : les élites
complotent contre les peuples qu’elles trompent, oppriment et exploitent. Les
« ennemis du peuple » sont réinventés. Mais les élites sont aussi
accusées de constituer une oligarchie transnationale.
Le complot des élites est en effet le
plus souvent imaginé comme mondial et lié à la mondialisation (dite libérale,
néolibérale ou capitaliste), et, en tant que tel, dénoncé surtout par les
militants ou les sympathisants des partis ou des mouvances d’extrême droite ou
d’extrême gauche, qu’on a aujourd’hui tendance à qualifier de
« populistes ». La nouveauté rhétorique est que ces derniers tendent
désormais à se qualifier eux-mêmes de « populistes », retournant et
revendiquant ainsi le stigmate. Or, ces mouvances extrémistes sont présentes
dans les manifestations des « gilets jaunes ». Elles y
interviennent comme des minorités actives très idéologisées, qui s’efforcent
d’imposer leurs thèmes et leurs slogans, bref, d’exercer une influence sur le
mouvement.
Revue des Deux Mondes – À quoi peut-on imputer cette plus
grande sensibilité des « gilets jaunes » aux théories du complot ?
Pierre-André Taguieff – D’après l’enquête réalisée par
l’Ifop en décembre 2018, la vision complotiste des élites (gouvernants, dominants, dirigeants,
etc.) et, d’une façon générale, les croyances complotistes
sont plus répandues chez les moins de 35 ans, les moins diplômés et les
catégories sociales les plus défavorisées, qui votent plus que la moyenne pour
les extrêmes. En outre, sachant que les « gilets jaunes » sont
majoritairement issus de la « France périphérique » – celle des
catégories modestes, précarisées, des « perdants de la
mondialisation » –, il s’avère que la porosité de ces derniers aux thématiques
complotistes est nettement plus élevée que dans le
reste de la population.
Chez « ceux d’en bas », le complotisme va de pair avec une forte défiance à l’égard
des élites et des médias traditionnels et avec un scepticisme croissant
vis-à-vis des « bienfaits » de la mondialisation, aux valeurs et aux
normes de laquelle les élites appellent les peuples à s’adapter pour ne pas
disparaître. C’est en ce sens qu’on peut affirmer que « populisme »
rime avec complotisme et avec « antimondialisme ». Mais cette observation est loin
d’épuiser la question complexe du populisme.
Revue des Deux Mondes – Le ministère de l’Intérieur vient
d’annoncer une hausse de 74% des actes antisémites en France en 2018. Comment
interprétez-vous l’information ?
Pierre-André Taguieff – Il s’agit, dans l’actuelle situation
d’anomie où se trouve la société française, d’éviter à la fois la
surinterprétation de ces données, l’emballement médiatique et les exploitations
politiques, et considérer les seuls faits. L’analyse de l’évolution des faits
antijuifs (violences et menaces confondues), recensés en France de 1998 à 2018,
montre une augmentation brutale de la judéophobie au
début des années 2000, lorsque commence la deuxième Intifada, avec des
« pics » en 2000, 2002, 2004, 2009, 2012, 2014 et 2015. Alors qu’en
1999, on en dénombrait 82, en 2000 ils s’élevaient brutalement à 744, en 2002 à
936, à 974 en 2004, 815 en 2009, 615 en 2012, et, après une baisse en 2013
(423), 851 en 2014, 808 en 2015.
En 2016, on constate une baisse
importante (- 58,5 %) : 335 faits antijuifs. La tendance à la baisse s’est
poursuivie en 2017, mais de manière moins prononcée : 311 faits, soit une
baisse de 7,2%. En 2018, les faits antijuifs, au nombre de 541, ont augmenté de
74% par rapport à 2017. Mais ils s’élevaient également à 541 en 2006, et,
soulignons-le, à 851 en 2014. Cette augmentation en 2018, correctement
interprétée, indique globalement une baisse par rapport aux années 2014 et
2015. Il n’y a pas de « nuit de cristal » en vue.
S’il est faux d’affirmer qu’en 2018,
l’antisémitisme aurait « explosé en France », il faut reconnaître
qu’il se maintient à un niveau significatif. Mais l’on doit noter que la vague
antijuive traverse d’autres pays européens et n’épargne pas les États-Unis. La
nouvelle judéophobie se caractérise notamment par sa
diffusion planétaire qui, facilitée par Internet, lui fait perdre une grande
partie de ses traits nationaux. Dès lors, il est difficile de définir un
programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine
des Juifs.
Revue des Deux Mondes – Parmi les théories du complot abordées
dans l’enquête de l’Ifop, figure celle du
« complot sioniste mondial » : 44% des personnes se définissant comme
« gilets jaunes » y adhèrent contre 22% pour l’ensemble des Français.
Faut-il voir dans ces chiffres la traduction d’une forme d’antisémitisme latent
chez certains « gilets jaunes » ? La « nouvelle judéophobie » que vous avez décrite n’est-elle
présente que dans la « troisième France », celle des banlieues à
dominante culturelle musulmane, ou imprègne-t-elle aussi cette « France
périphérique » des « gilets jaunes » ?
Pierre-André Taguieff – Rappelons
tout d’abord que « sionisme » est devenu pour beaucoup l’un des
nouveaux noms du diable. Mais aussi que, pour ses ennemis déclarés, il échappe
à l’histoire, et fonctionne comme un mythe répulsif. Comme
« capitalisme », « mondialisme », « racisme » ou
« fascisme », « sionisme » évoque confusément le Mal. Mais
aussi, et inséparablement, une puissance illégitime.
Il faut distinguer plusieurs types de
configurations antijuives, en France comme ailleurs. La judéophobie
qui tue en France est celle des jihadistes. C’est le
véritable phénomène nouveau dans l’histoire des mobilisations antijuives en
France. Ni au moment de l’affaire Dreyfus, ni dans les années trente, en dépit
des slogans du type « Mort aux Juifs », des Juifs n’ont été tués
parce que juifs. Il faut être clair sur la question car le « politiquement
correct » continue de régner et conduit à éviter de caractériser ceux qui
assassinent des Juifs en France depuis une quinzaine d’années.
Rappelons que 12 personnes ont été
assassinées en France parce que juives : de Sébastien Sellam
en 2003 à Mireille Knoll en 2018. Certains commentateurs se contentent de
déclarer : « On tue des Juifs en France ». Mais qui donc les
tue ? Des néo-nazis ? des nationalistes
maurrassiens ? des catholiques intégristes ?
des néo-païens ? Non, des fanatiques qui se
prétendent d’excellents musulmans, comme Mohamed Merah
ou Amedy Coulibaly. Dès qu’il s’agit de l’islam, et
même de l’islamisme, l’intimidation opère et l’autocensure intervient.
Cette judéophobie
« théologisée » et meurtrière propre aux mouvances jihado-salafistes interfère peu
avec la judéophobie d’opinion faiblement idéologisée
des milieux populaires de la « France périphérique », car elles n’ont
pas la même provenance et n’obéissent pas à la même logique. Elle est également
distincte de l’antisémitisme politique français, nationaliste, catholique et
d’esprit contre-révolutionnaire, qui a pris figure à la fin du XIXe siècle et
dont on trouve les traces dans certains secteurs de la population.
Dans les pays de vieille culture
antijuive, les révoltes contre les élites réveillent souvent des associations sloganisées : pouvoir-argent-Juifs ou
État-finance-Rothschild. D’où la réapparition des dénonciations virulentes des
oligarchies financières ou de la ploutocratie, censées être dominées ou
symbolisées par les Juifs. Des slogans comme « Macron
enjuivé », « Macron président des
Juifs » ou « Macron pute à Juifs »
témoignent de la permanence de ces amalgames polémiques, dus à des minorités
actives infiltrées dans les rangs des « gilets jaunes ».
Ainsi formulés, ils portent la marque
de l’extrême droite, mais on trouve dans certaines mouvances de l’extrême
gauche des versions « antisionistes » des mêmes représentations, à
côté de la classique criminalisation des « riches », exprimant cet
anticapitalisme des imbéciles qui prend souvent les couleurs de la judéophobie. Cette dernière emprunte désormais son langage
à la propagande « antisioniste », qui dispose de puissants relais
dans les médias, le monde universitaire et certains milieux politiques.
Début février 2019, on pouvait lire
cette inscription sur la façade d’une banque parisienne aux vitres brisées au
cours d’une manifestation des « gilets jaunes » : « Talmudistes,
rendez-nous nos euros ! ». Ce graffiti
condense deux stéréotypes antijuifs bien connu : celui du « Juif
talmudiste » et celui du « Juif usurier ». Les Juifs sont ainsi
accusés, d’une part, de suivre les préceptes « secrets » du Talmud
afin de dominer le monde, et, d’autre part, d’être des spéculateurs et des
spoliateurs. Dans le code culturel du vieil antisémitisme, cela donnait la
figure du Juif « parasite social » et celle du Juif
« prédateur ». Ces thèmes d’accusation sont aujourd’hui largement
diffusés sur Internet par des sites spécialisés, comme celui d’Alain Soral, et circulent sur les réseaux sociaux.
Ce double processus d’imprégnation de
l’opinion et d’endoctrinement par polarisation de groupe permet d’expliquer en
partie la multiplication des petits actes antijuifs anonymes qui s’accompagnent,
à quelques rares exceptions près, d’une impunité ayant des effets incitatifs.
On ne peut que constater dans certaines zones péri-urbaines
une banalisation de la judéophobie : insultes,
intimidations, menaces, agressions physiques, tags, etc. font désormais partie
du paysage social ordinaire.
« S’il y a des antijuifs parmi
les “gilets jaunes”, ce mouvement protestataire n’est pas globalement orienté
par la haine des Juifs. Mais, dans leurs rangs, on observe les effets cumulés
de l’imprégnation complotiste et de la banalisation
de la rhétorique “antisioniste”. »
ll faut cependant se garder des analogies historiques abusives et
trompeuses. La France contemporaine n’est pas celle de Vichy. Depuis longtemps,
je souligne le fait que, s’il y a des antijuifs en France, la société française
n’est pas ou plus antijuive. Disons qu’il y a une France antijuive dans la
France contemporaine et qu’elle se confond avec la contre-société qui s’est
établie au cours des trois dernières décennies dans plusieurs territoires. De
la même façon, s’il y a des antijuifs parmi les « gilets jaunes », ce
mouvement protestataire n’est pas globalement orienté par la haine des Juifs.
Mais, dans leurs rangs, on observe les effets cumulés de l’imprégnation complotiste et de la banalisation de la rhétorique
« antisioniste ».
Dans l’enquête réalisée par l’Ifop en septembre 2014, 16% des répondants se rangeaient à
la thèse de Dieudonné sur l’existence d’un « complot sioniste à l’échelle
mondiale », ce qui constitue le noyau dur de la mythologie
« antisioniste ». Dans l’enquête de décembre 2018, ils sont 22% à
approuver ladite thèse, mais 44% chez les « gilets jaunes », ce qui
est très inquiétant, mais pas totalement surprenant.
Il faut souligner enfin le fait que,
dans les marges de la mobilisation des « gilets jaunes », on trouve
des traces de judéophobie et non pas de racisme en
général, visant les Noirs ou les Maghrébins, par exemple, ou globalement les
immigrés d’origine extra-européenne. Le thème d’un « complot islamiste
mondial » n’est pas non plus repérable. Indice que, dans l’imaginaire des
manifestants, l’ennemi principal est bien le pouvoir incarné par Emmanuel Macron, dont l’apparence comme la personnalité supposée
sont devenues objets d’une haine « dégagiste »
(« Macron démission ! »). C’est là une
question sur laquelle il faudra revenir.
Revue des Deux Mondes – Ce mythe du « complot sioniste
mondial » est-il un des plus vieux moteur du conspirationnisme
?
Pierre-André Taguieff – Non, il n’est que la dernière
en date des versions du mythe du grand complot juif en vue de la domination du
monde. Le mythe du complot juif international a été forgé à partir du début du
XIXe siècle sur la base de plusieurs matériaux symboliques qui ont été
amalgamés. L’un de ses principaux modèles a été le mythe de la conspiration
maçonnique universelle, fabriqué par les milieux contre-révolutionnaires entre
1789 et 1799. Au cours du dernier tiers du XIXe siècle, les deux mythes ont
fusionné, pour donner naissance au mythe du complot judéo-maçonnique.
C’est à la suite du premier Congrès
sioniste, tenu à Bâle fin août 1897, que les milieux antisémites, dans les pays
européens comme en Russie, ont imaginé que le sionisme n’était pas un mouvement
de libération nationale mais une entreprise de domination du monde par les
Juifs. En témoigne la publication en Russie, de ce faux célèbre que sont
les Protocoles des Sages de Sion, qui furent publiés pour la
première fois, sous le titre Programme de la conquête du monde par les
Juifs, par l’organisateur du sanglant pogrom de Kichinev (21 avril 1903), Pavolachi A. Krouchevan, quelques
jours après l’ouverture, le 23 août 1903, du 6e Congrès sioniste, à Bâle.
La vision démonologique du
« sionisme » et de « l’entité sioniste » – l’Israël
mythique source de tous les maux du genre humain – est issue pour l’essentiel,
moyennant certaines reformulations, des Protocoles. La vision
antisioniste du monde professée par les antisionistes radicaux est donc issue
d’un mythe politique moderne, le mythe conspirationniste
des « Juifs maîtres du monde ».
L’ »antisionisme » et le complotisme constituent les deux postures principales, et
les plus populaires, qui conduisent à la nouvelle judéophobie.
On les retrouve chez les islamistes, qu’ils soient jihadistes
ou non.
Revue des Deux Mondes – Toute théorie du complot postule
l’action de forces cachées, obscures, et repose sur la certitude que des
manipulations occultes expliquent le cours du monde. Peut-on dater ce phénomène
?
Pierre-André Taguieff – Il est difficile de n’avoir
jamais de réactions conspirationnistes, de ne jamais
interpréter les événements en les rapportant à des manipulations, à des forces
ou à des intentions cachées qui les expliqueraient. Il y a un complotisme banal ou naïf qui fait partie de la pensée
sociale ordinaire, lié à une posture protestataire (ceux d’en bas contre ceux
d’en haut, le peuple contre l’État, les riches, les dominants). Je le distingue
du complotisme intellectualisé ou idéologisé, qui
fonctionne comme un mythe pour ceux qui y croient. Il en va ainsi de la
croyance à l’existence d’un gouvernement mondial secret, d’une oligarchie
mondiale, d’une ploutocratie internationale, du pouvoir des Illuminati,
etc.
On peut faire l’histoire de ces objets
de croyance, tous modernes et contemporains. Dans l’enquête de l’Ifop, 27% des répondants croient à l’existence des Illuminati, en tant qu’ « organisation secrète qui
cherche à manipuler l’opinion », et ce chiffre s’élève à 41% chez les
personnes se définissant comme « gilets jaunes », dont l’imprégnation
complotiste est très forte. Je distingue aussi ce complotisme mythologique du recours cynique, strictement
instrumental, à des récits complotistes pour
disqualifier un adversaire politique, justifier une répression ou déclencher
une guerre. Souvenons-nous par exemple des procès de Moscou ou du « complot
des blouses blanches », faux complot fabriqué de toutes pièces par Staline
en 1952-1953.
Revue des Deux Mondes – La classe politique n’est pas exempte
de reproches en la matière. Peut-on dire que Jean-Luc Mélenchon, en diffamant
l’ensemble de l’univers médiatique français, verse dans le conspirationnisme
? Ou que le gouvernement d’Emmanuel Macron, en
laissant entendre qu’existe dans le mouvement des « gilets jaunes »
une éventuelle influence de puissances étrangères pour mieux le
discréditer, verse lui-même dans une forme de théorie complotiste
?
Pierre-André Taguieff – L’usage politique des théories
du complot est une vieille histoire. On le rencontre aux sommets de l’État
comme dans les minorités actives. Il y a des complots imaginaires d’en bas et
d’en haut. Pour un gouvernement contesté, rien n’est plus simple que de réduire
les opposants à des membres d’un groupe occulte ou d’une société secrète qui
conspire contre l’État, ou encore à des agents d’un complot de l’étranger.
Pour les révolutionnaires, qui
s’érigent en tribuns du peuple, rien n’est plus banal que d’accuser les
gouvernants en place de complot contre le peuple en colère. Et pour les leaders
politiques qui s’affrontent à l’époque de la démocratie d’opinion, la tentation
est grande d’accuser les médias de leurs difficultés ou de leurs échecs.
L’espace démocratique reste une arène privilégiée pour les combats de
démagogues.