www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
Israël
est Fort de 6 Alliés arabes, mais Face aux 6 Armées de Téhéran
Par Didier Leroy, chercheur à l'Institut royal supérieur de défense (IRSD) en Belgique, Didier Leroy est également chercheur associé à l'Université libre de Bruxelles (ULB) et à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il est notamment l’auteur de deux ouvrages sur le Hezbollah.
10 mars 2022
Voir aussi les 50 derniers articles et toutes les informations de politique générale au Moyen Orient
L’actuelle équation sécuritaire d’Israël, lorsque schématisée à l’extrême, dresse désormais ses six partenaires arabes (sunnites) face à six milices (majoritairement chiites) soutenues par l’Iran. Tandis que chaque acteur concerné — ami comme ennemi — fonctionne avec un degré d’engagement variable, les deux principaux agendas — israélien et iranien — à l’œuvre progressent et font évoluer le paramétrage du complexe obsidional respectif de Tel Aviv et de Téhéran.
Pas une année ne s’écoule au Moyen-Orient, sans que l’acteur israélien ne se retrouve à un moment ou un autre sous le feu des projecteurs, voire sous celui des projectiles. Une fois n’est pas coutume : 2021 a été riche en buzz médiatiques pour l’État hébreu. La pandémie de Covid-19 a érigé celui-ci en élève modèle pour sa gestion proactive de la crise sanitaire, tandis que l’euphorie diplomatique qui a suivi les « accords d’Abraham » (signés avec les Émirats arabes unis et le royaume de Bahreïn en septembre 2020) s’est prolongée lorsque le Maroc et le Soudan leur ont respectivement emboîté le pas en décembre 2020 et janvier 2021. Ces prouesses politiques n’ont toutefois pas permis à Benyamin Netanyahou de rempiler au poste de Premier ministre pour une treizième année consécutive. Celui-ci a dû (temporairement ?) faire un pas de côté face à une coalition hétéroclite de huit mouvements issus de la droite, du centre, de la gauche et de l’islamisme (à travers la désormais célèbre « Liste Arabe Unie », plus connue sous son acronyme hébreu Ra’am). Le nouveau gouvernement, dirigé par Naftali Bennett depuis juin 2021, est néanmoins conscient qu’il doit rester fermement concentré sur les problématiques sécuritaires, plus cardinales que jamais au lendemain de la « mini-guerre » qui a opposé Tsahal (acronyme hébreu de la Force de Défense d’Israël) au Hamas durant le mois de Ramadan (avril-mai 2021).
L’État hébreu
désormais fort de six « alliés » arabes…
D’un côté, la nouvelle donne est caractérisée par un décloisonnement diplomatique entre Israël et plusieurs États arabes, traditionnellement unis face au sionisme et conditionnant toute ouverture à la solution du contentieux israélo-palestinien. La paix avait certes été officialisée avec l’Égypte en 1979 et avec la Jordanie en 1994, mais sous la contrainte d’un rapport de forces de plus en plus déséquilibré avec ces voisins de la périphérie immédiate. Depuis lors, un quart de siècle s’était quasiment écoulé sans grande avancée. L’acteur israélien a continué de se démarquer par sa supériorité dans le champ des technologies de défense durant ces années, mais il a également eu l’intelligence stratégique d’investir dans la prospection de ses eaux territoriales pour y découvrir de formidables gisements de gaz naturel. Un véritable pactole a été découvert dans la foulée, permettant à l’État hébreu de convertir toute sa consommation énergétique (avec la confortable perspective d’autarcie sur plusieurs décennies), et de se profiler en outre comme pays exportateur de son surplus. Depuis lors, Israël a non seulement toujours son bâton, mais détient aussi une carotte.
D’autres astres se sont également alignés, contribuant à dénaturer l’équation qui avait prévalu antérieurement : ceux de l’administration Trump et du cinquième gouvernement Netanyahou, et leur approche transactionnelle de la diplomatie. Les dividendes sont édifiants, puisque quatre États arabes ont signé la normalisation en quelques mois. Les Émirats et le Bahreïn ont su ainsi se prémunir de la menace iranienne, le Maroc a obtenu pour sa part la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara occidental, tandis que le Soudan a évité l’asphyxie économique en se voyant « dé-blacklisté » par Washington. Quelle que soit la monnaie d’échange, celle-ci pèse manifestement plus lourd que la cause palestinienne.
Israël en ressort fort de six « alliés » arabes. Le terme peut sembler — franchement et à juste titre — déconnecté des récents développements à Khartoum, mais il est pourtant de plus en plus approprié au regard des récentes initiatives d’Abu Dhabi. Au-delà de la pleine reconnaissance de l’État d’Israël, le puissant acteur golfien a en effet multiplié les gestes d’ouverture concrets dans les domaines agricole, médical, universitaire, bancaire, touristique, etc. Ceux-ci vont désormais jusqu’à se décliner dans le champ militaire, à travers un premier accord entre Israel Aerospace Industries et le groupe émirati EDGE en vue de développer des drones. Dernier fait marquant en date : l’inédite participation du commandant de la force aérienne émiratie, le général-major Ibrahim Al-Alawi, au cinquième exercice aérien international « Drapeau Bleu » organisé depuis le désert méridional du Néguev en octobre 2021. Cette entente affichée entre les deux forces armées respectives ouvre la porte à plusieurs scénarios nouvellement plausibles : parmi ceux-ci, la participation d’un escadron émirati lors d’une prochaine édition de l’exercice en Israël, voire le schéma inverse où la Force aérienne israélienne (FAI) apparaîtrait à moyen terme sur le tarmac des Émirats… Un véritable cauchemar pour Téhéran, qui se retrouverait soudainement avec les F-35 de Tel Aviv à quelques encablures de ses infrastructures nucléaires (1).
Quoi qu’il en soit, les observateurs n’ont de cesse, à ce stade, de scruter l’horizon pour y discerner les prochains gouvernements arabes susceptibles de rejoindre ce nouveau club inimaginable jusqu’à récemment. Si la presse évoque déjà certains candidats imminents (mais modestement influents) comme les Comores, il convient de garder à l’esprit que la posture actée du Bahreïn n’aurait pas pu être adoptée sans une forme de blanc-seing de la part d’autres candidats prudents (et résolument influents) comme l’Arabie saoudite. Israël va certainement privilégier la lente consolidation des normalisations « acquises », plutôt que de miser sur une rapide multiplication des émules. Les accords d’Abraham n’ont pas encore dit leur dernier mot. Ils ont par ailleurs passé leur premier test, dans la mesure où la flambée de violence israélo-palestinienne du printemps 2021 ne les a pas ébranlés.
… mais également face
aux six « armées » de Téhéran
Depuis la création d’Israël en 1948, la nature de l’ennemi pour l’État hébreu a décidément subi de profondes transformations. Les premières guerres « symétriques » avaient opposé Tsahal aux armées régulières d’Égypte, de Jordanie et de Syrie. L’issue de la guerre des Six Jours (1967), humiliante pour le monde militaire arabe mais surtout dévastatrice pour l’arabisme, initia à la fois l’émergence des phénomènes miliciens et la montée en puissance de l’islamisme. Le Fatah de Yasser Arafat incarna ainsi la lutte antisioniste sous la bannière du nationalisme palestinien tout au long des années 1970, avant de se voir progressivement éclipsé par d’autres acteurs paramilitaires, islamistes ou « islamo-nationalistes ». Les années 1980 furent marquées par la création du Hezbollah — acteur islamiste chiite — le long du front libanais. Tandis que les deux intifadas balisant les années 1990 confirmèrent l’ascension du Hamas et du Jihad Islamique — acteurs islamistes sunnites — sur les fronts palestiniens de Gaza et de Cisjordanie.
Dernier revirement de taille : c’est désormais l’Iran — même plus un État arabe — qui soutient prioritairement les deux mouvements précités. En un demi-siècle, tous les paramètres identitaires (nationalité, ethnicité, idéologie, structure, etc.) de « la menace » ont évolué depuis la perspective israélo-centrée.
Depuis lors, les années 2000 et 2010 n’ont cessé de voir la guerre dite « asymétrique » s’imposer par défaut, et donc les phénomènes miliciens proliférer. La République islamique d’Iran, acculée par des décennies de sanctions économiques, s’est imposée en champion de ce type de conflit. Et son leadership militaire se targue désormais d’avoir créé six « armées » en dehors d’Iran pour protéger Téhéran face à « l’impérialisme américano-sioniste » : le Hezbollah au Liban, les forces pro-gouvernementales en Syrie, le Hamas à Gaza, le Jihad Islamique en Cisjordanie, les Houthis au Yémen et les Forces de la mobilisation populaire (al-Hashd al-Shaabi) en Irak (2).
Si cette déclaration est fort démagogique, elle n’est pas non plus déconnectée de la réalité. Dans un cas comme dans l’autre, elle rappelle que c’est bien l’Iran qui reste la bête noire actuelle d’Israël. Plus spécifiquement, l’obsession se porte vers l’avancée de son programme nucléaire (associé à une multitude d’installations souterraines) et la sophistication de son arsenal de missiles (notamment distillé vers ses « proxies »). Bien entendu, les débats internationaux persistent quant au degré de posture défensive (clamée par Téhéran) ou offensive (clamée par Israël) qui se cache derrière chacun de ces maillons. Bien que les capacités militaires de l’ensemble de ces acteurs aient crû au fil des dernières années (surtout dans le contexte des guerres en Syrie et au Yémen), deux acteurs se sont distingués par rapport à Israël en 2021 : le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien.
Le « Parti de Dieu », toutes proportions gardées, est resté la principale source de préoccupation pour l’état-major israélien. Même si le front libanais est resté relativement calme en 2021, le mouvement dirigé par Hassan Nasrallah n’a cessé de renforcer la stature régionale de sa composante armée, la Résistance islamique. Traditionnellement estimée à 25 000 combattants de carrière à temps plein (et de 25 000 autres réservistes), celle-ci compterait désormais 100 000 hommes entraînés selon une déclaration récente du célèbre « Sayyed ». Ce chiffre est probablement exagéré, fruit d’un empilement de tensions internes au Liban qui laisse planer de plus en plus le spectre d’une nouvelle guerre civile intercommunautaire. Quoi qu’il en soit, c’est également cette Résistance islamique qui détiendrait quelque 120 000 projectiles — roquettes et missiles confondus — déployés derrière une ligne de front qui transcende les territoires libanais et syrien, d’où la campagne de bombardements — discrète mais soutenue — qu’y mène la FAI depuis 2013 (3). Orientés vers Israël et théoriquement capables d’en atteindre n’importe quelle localité, ces trop nombreux missiles sont toujours en mesure de — temporairement mais significativement — submerger le système de défense antimissile de l’État hébreu (qui continue donc d’améliorer son « Dôme de Fer » au fil des échanges de tirs — plus réguliers mais moins risqués — avec Gaza). L’un dans l’autre, les incidents concrets sur le front nord en 2021 se sont limités à une poignée de drones abattus et à quelques étincelles entre artilleurs au mois d’août. Si les risques d’escalade locale restent présents, la situation nationale dramatique du Liban et la tentative de relance régionale de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien (JCPoA) ont manifestement amené les belligérants concernés à ne pas mettre le feu aux poudres… jusqu’à présent.
Le Hamas a quant à lui créé la surprise dans le sillage de la « mini-guerre » de Gaza du 10 au 21 mai 2021. Le mouvement d’Ismaïl Haniyeh, particulièrement affaibli au lendemain des printemps arabes (et du bref « moment Frères musulmans »), n’a certes pas glané une victoire éclatante à l’issue d’un conflit qui a occasionné 248 victimes palestiniennes, soit dix fois plus que du côté israélien. Les hostilités lui ont en outre coûté de nombreuses munitions et infrastructures. Ceci dit, il a néanmoins réussi à sortir de l’ombre et à frapper les esprits en tirant 4300 projectiles à un rythme surprenant et à une distance inédite. Si le Dôme de Fer s’est montré redoutable, il ne s’est pas révélé infaillible. Plus alarmant encore pour Tel Aviv : les violences civiles se sont manifestées à Jérusalem-Est et en Cisjordanie, mais également dans les villes mixtes à l’intérieur même du territoire israélien et dans des proportions graves. Le lien de confiance entre Israéliens juifs et Israéliens arabes en est ressorti sensiblement érodé, de sorte à empêcher le retour à un statu quo ante sur le plan citoyen. Israël a indubitablement gagné du temps — peut-être cinq ans ? — avant que le Hamas ne parvienne à renouveler son arsenal. Mais ce dernier s’est redonné des couleurs en se profilant comme le défenseur par excellence de la cause palestinienne, mais aussi désormais comme le défenseur de Jérusalem, un comble par rapport à la proximité de la (moribonde) Autorité palestinienne dont le siège se trouve à Ramallah.
Entretenant sa supériorité techno-militaire, jouissant d’une providentielle manne gazière et exploitant ses nouvelles alliances, l’acteur israélien se montre serein et continue de jouer la montre face à ses rivaux. Il est conscient du fait que la communauté internationale voit de plus en plus le conflit israélo-palestinien comme un contentieux latent et secondaire, surtout à l’aune des autres guerres de haute intensité qui ont récemment défiguré la Libye, la Syrie ou encore le Yémen. Il est par ailleurs de plus en plus convaincu qu’il doit assurer sa sécurité en solo, avec ou sans aide américaine, avec ou sans caution européenne.
Un double complexe
obsidional en évolution
Bien des choses ont changé depuis la « doctrine de la périphérie » telle que pensée par David Ben Gourion. S’identifiant toujours à l’emblématique forteresse de Massada, l’État hébreu continue de s’emmurer le long de ses lisières palestiniennes et libanaises, mais parvient pourtant à déplacer son limes anti-iranien au sein du monde arabe. Ces développements continuent de faire évoluer le paramétrage d’un complexe obsidional (4) partagé par l’État d’Israël et la République islamique d’Iran.
D’un côté, la « citadelle » israélienne se retrouve de plus en plus assiégée par le réseau milicien pro-iranien évoqué précédemment. Si le Hezbollah libanais reste le principal levier de proximité dont dispose Téhéran le long de son corridor terrestre ad Mediterraneum, le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique (CGRI) aime rappeler qu’il est également en mesure de frapper là où l’ennemi ne s’y attend pas. Si cela peut à la fois tout et rien dire, Israël doit continuer de prendre en compte un scénario de coordination ennemie maximale qui l’exposerait à des tirs fournis et synchrones en provenance des territoires palestiniens, du Liban, de Syrie, d’Irak, d’Iran et du Yémen.
De l’autre côté, la « citadelle » iranienne — notoirement encerclée de bases militaires américaines — se retrouve de plus en plus en tête-à-tête avec les nouveaux partenaires de l’ennemi existentiel israélien. Si l’acteur émirati ressort, à ce stade, comme la pièce maîtresse de cet échiquier en reconfiguration, il n’est pas le seul atout dont Tel Aviv pourrait faire usage à moyen terme. L’approfondissement des liens d’Israël avec l’Azerbaïdjan, voire sa participation à l’intriguant « Middle East Quad » (avec les USA, les EAU et l’Inde) sont autant d’initiatives « minilatérales » susceptibles de venir s’inscrire dans ce cadre. Quoi qu’il en soit, l’Iran doit de plus en plus redouter de nouveaux scénarios de coordination ennemie qui pourraient permettre à la FAI d’anéantir ses ambitions nucléaires, comme ce fut le cas pour l’Irak en 1981 et pour la Syrie en 2007.
La polarisation régionale se poursuit donc, et c’est au Liban — paratonnerre régulier des tempêtes régionales — que se manifestent les premiers entrechocs alarmants. À l’heure où le pays souffre notamment d’une pénurie énergétique sans précédent, l’Iran s’y impose comme providentiel importateur de pétrole (en défiant Tel Aviv et Washington), tandis que l’Égypte et la Jordanie sont en phase d’y devenir respectivement les nouveaux fournisseurs de gaz et d’électricité (en accommodant Tel Aviv et Washington). À l’heure d’écrire ces lignes, les deux agendas semblent progresser, laissant présager une confrontation de plus en plus inéluctable au fur et à mesure que grossit le dilemme sécuritaire pour les deux protagonistes.
Notes
(1) B. Caspit, « Israel, UAE send signal to Iran during Israeli air force drill », Al-Monitor, 26/10/2021 (https://www.al-monitor.com/originals/2021/10/israel-uae-send-signal-iran-during-israeli-air-force-drill).
(2) R. Taha, « We have established six armies outside our borders : Iranian military commander », Al-Arabiya, 27/09/2021 (https://english.alarabiya.net/News/middle-east/2021/09/27/We-have-established-six-armies-outside-our-borders-Iranian-military-commander).
(3) Depuis le début de l’année, Israël aurait bombardé des cibles en territoire syrien à plus de vingt reprises. Voir « Since early 2021, Israeli attack Syrian territory on 23 occasions, destroying over 65 targets and killing nearly 120 people », Syrian Observatory for Human Rights, 03/11/2021 (https://www.syriahr.com/en/227314/).
(4) R. Delcorde, « Où va l’Iran ? », Centre d’étude des crises et conflits internationaux, Université catholique de Louvain, Note d’analyse no 70, septembre 2020, p. 32 (http://cecrilouvain.be/wp-content/uploads/2020/08/NdARaoul-Delcorde.pdf).