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Pourquoi
Vladimir Poutine a-t-il Envahi l'Ukraine ?
Par Soeren Kern, Senior Fellow au Gatestone Institute de
New York.
20 mars 2022
Traduction du texte original: Why Did Vladimir Putin
Invade Ukraine?
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Trois
semaines se sont écoulées depuis l'invasion de l'Ukraine, et nul n'a réellement
compris quelle était l'intention du président russe Vladimir Poutine, ni quels
étaient ses buts. Analystes, commentateurs et responsables gouvernementaux
occidentaux ont avancé au bas mot une douzaine de théories pour expliquer les
actions, les motivations et les objectifs de Poutine.
Un petit groupe d'experts affirme que Poutine entend reconstruire
l'Empire russe. D'autres pensent qu'il est obsédé par le retour de l'Ukraine
dans la sphère d'influence de la Russie. Certains croient que Poutine veut
placer sous sa coupe les vastes ressources énergétiques
offshore de l'Ukraine. Et il en est qui voient Poutine comme un simple
autocrate vieillissant acharné à se maintenir au pouvoir.
Y-a-t-il une stratégie poutinienne de long
terme pour rétablir la primauté de la Russie en Europe ? Poutine n'est-il qu'un
réactionnaire menant des actions de court terme pour préserver ce qui reste de
la position déclinante de la Russie sur la scène mondiale ?
On trouvera ci-dessous une compilation de huit théories différentes mais
complémentaires sur les raisons qui ont pu amener Poutine a
envahir l'Ukraine.
1. Rebâtir l'Empire
C'est l'explication la plus courante : Poutine ne se serait jamais remis de la disparition de l'Empire soviétique. Le président
russe aurait envahi l'Ukraine pour sortir la Russie de son statut de puissance
régionale et la rétablir comme une grande puissance à influence planétaire.
Pour les tenants de cette théorie, Poutine entend reprendre le contrôle
des 14 États post-soviétiques - souvent appelés
"l'étranger proche" de la Russie - devenus indépendants à la chute de
l'Union soviétique en 1991. Cette reconquête ne serait qu'une partie d'un plan
plus vaste de restauration de l'Empire russe qui était plus vaste encore que
l'Empire soviétique.
Pour les théoriciens de l'Empire Russe, l'invasion de la Géorgie en 2008
et de la Crimée en 2014, ainsi que l'intervention militaire en Syrie en 2015,
ont été autant de jalons d'une stratégie de repositionnement géopolitique de la
Russie mais aussi d'actes destinés à éroder l'ordre international fondé sur des
règles et piloté par les Etats Unis.
Ceux qui croient que Poutine tente de redonner à la Russie son statut de
grande puissance disent aussi qu'après l'Ukraine, viendra le tour des
anciennes républiques soviétiques, notamment les Pays Baltes (Estonie,
Lettonie, Lituanie) et éventuellement la Bulgarie, la Roumanie sans oublier la
Pologne.
L'objectif ultime de Poutine, disent-ils, est de chasser les États-Unis
d'Europe, d'établir une sphère d'influence exclusive sur le continent et de
faire de la Russie la clé de voûte de la sécurité en Europe.
La littérature russe vole au secours de ce point de vue. En 1997, par
exemple, Alexandre Douguine stratège russe, ami de
Poutine, a publié un livre très influent – "Fondamentaux de géopolitique : l'avenir géopolitique de la Russie"
- qui soutient qu'à long terme, la Russie devait viser non pas la
reconstitution d'un Empire russe, mais la mise en place d'un Empire eurasien.
Le livre de Douguine – une lecture obligée au
sein des académies militaires russes -, affirme que le retour de la Russie à la
grandeur passe par un démembrement de la Géorgie, l'annexion de la Finlande et
la disparition de l'Ukraine : « L'Ukraine,
en tant qu'État indépendant avec certaines ambitions territoriales, représente
un danger énorme pour toute l'Eurasie ». Douguine,
parfois décrit comme "le Raspoutine de Poutine", a
ajouté : « L'Empire eurasien sera
construit sur le principe fondamental de l'ennemi commun : le rejet de
l'atlantisme, le refus du contrôle stratégique des États-Unis et la
marginalisation des valeurs libérales qui cherchent à nous dominer. »
En avril 2005, dans son discours annuel sur l'état de la nation, Poutine
a fait référence à ce courant d'idées en expliquant que
l'effondrement de l'empire soviétique a été « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Depuis
lors, Poutine a critiqué à plusieurs reprises l'ordre mondial piloté par les
États-Unis, au sein duquel la Russie occupe une place de second rang.
En février 2007, à l'occasion d'un discours prononcé à la
Conférence de Munich sur la Politique de sécurité, Poutine a attaqué l'idée
d'un ordre mondial « unipolaire » au sein duquel les États-Unis, seule
superpuissance, seraient en position de propager leurs valeurs démocratiques
libérales à d'autres parties du monde, y compris la Russie.
En octobre 2014, au Valdai Discussion Club, un think tank russe de haut niveau proche du Kremlin, Poutine
a critiqué l'ordre international libéral de l'après-Seconde Guerre
mondiale dont les principes et les normes – respect de l'État de droit, respect
des droits de l'homme, promotion de la démocratie libérale, préservation du
caractère sacré de la souveraineté territoriale et des frontières existantes -
régissent la conduite des relations internationales depuis près de 80 ans.
Poutine a appelé à la création d'un nouvel ordre mondial multipolaire plus
favorable aux intérêts d'une Russie autocratique.
Dans « Le Grand Echiquier », un livre publié en 1997, le regretté Zbigniew
Brzezinski (ancien conseiller à la sécurité nationale
du président américain Jimmy Carter), a écrit que l'Ukraine est essentielle aux
ambitions impériales russes :
« Sans l'Ukraine, la Russie ne peut
être qualifiée d'empire eurasien... En revanche, si Moscou reprend le contrôle
de l'Ukraine, avec ses 52 millions d'habitants, ses importantes ressources
naturelles et son accès à la mer Noire, alors la Russie se retrouve
automatiquement en position de construire un État impérial puissant, couvrant
l'Europe et l'Asie. »
L'historien allemand Jan Behrends a tweeté : « Ne
vous y trompez pas : pour Poutine, la question n'est pas l'UE ou l'OTAN, sa
mission est de restaurer l'empire russe. Ni plus, ni moins. L'Ukraine n'est
qu'une étape, l'OTAN n'est qu'un prurit. Le but ultime est l'hégémonie russe en
Europe. »
L'expert ukrainien Peter Dickinson, dans une note au think
tank « Atlantic Council », a remarqué : « L'extrême animosité de Poutine envers
l'Ukraine est structurée par ses instincts impérialistes. Il est fréquent
d'entendre dire que Poutine souhaite recréer l'Union soviétique, mais ce n'est
pas du tout le cas. En réalité, l'homme est un impérialiste russe : il rêve
d'un retour de l'empire tsariste et accuse les premières autorités soviétiques
d'avoir cédé des terres ancestrales russes à l'Ukraine et à d'autres
républiques soviétiques. »
Le savant bulgare Ivan Krastev en a
aussi convenu : « L'Amérique et
l'Europe ne se disputent pas sur ce que veut M. Poutine. Quelles que soient les
spéculations sur les motifs, une chose est sure : le Kremlin veut une rupture
symbolique avec les années 1990 et souhaite enterrer l'ordre de l'après-guerre
froide. La mise en place d'une nouvelle architecture de sécurité en Europe doit
reconnaître une sphère d'influence russe au sein de l'espace post-soviétique et rejeter l'universalité des valeurs
occidentales. Ce n'est pas la restauration de l'Union soviétique qui intéresse
M. Poutine, c'est le retour de la Russie historique. »
Andrew Michta, expert des questions de sécurité
transatlantique a ajouté que l'invasion de l'Ukraine par Poutine
était : « L'aboutissement de près de deux
décennies de politique pour reconstruire l'empire russe, le positionner dans la
politique européenne et en faire l'un des acteurs clés habilité à façonner
l'avenir du continent. »
Dans 19fortyfive.com, un blog dédié aux questions de sécurité, Michta écrit : « Du point de vue de Moscou, la
guerre en Ukraine est la bataille finale de la guerre froide, l'occasion pour
la Russie de reprendre sa place de grand empire au sein de l'échiquier européen
avec les moyens de façonner le destin du continent. L'Occident doit comprendre et accepter qu'un authentique règlement de l'après-guerre
froide n'aura lieu qu'une fois la Russie vaincue sans
équivoque en Ukraine. »
2. Zone tampon
De nombreux
analystes expliquent l'invasion de l'Ukraine par la géopolitique, ce qui
revient à expliquer le comportement des États par la géographie.
La majeure
partie de la Russie occidentale se trouve sur la Plaine Russe, une vaste zone
sans montagnes d'une superficie de 4 millions de kilomètres carrés. Également
appelée la Plaine d'Europe de l'Est, ce vaste territoire pose à la Russie un
problème de sécurité aigu : une armée ennemie en provenance d'Europe centrale
ou orientale pourrait fondre sur le cœur de la Russie sans buter sur un
quelconque obstacle. En raison de sa
géographie, la Russie est particulièrement difficile à défendre.
Robert
Kaplan, analyste géopolitique chevronné estime que la géographie est
le point de départ obligé de toute analyse concernant la Russie :« La Russie demeure illibérale et autocratique parce que, contrairement à la Grande-Bretagne et à
l'Amérique, elle n'est pas une nation insulaire. Ce pays est un vaste continent
avec peu de caractéristiques géographiques pour le protéger contre une
éventuelle invasion. L'agression de Poutine découle en fin de compte de cette
insécurité géographique fondamentale. »
Les
dirigeants russes ont de tous temps tenté de créer une profondeur stratégique
en ajoutant des zones tampons – autrement dit en repoussant leurs frontières de
manière à augmenter la distance et aussi le temps qu'il faudrait aux
envahisseurs pour atteindre Moscou.
L'Empire
russe utilisait les Pays Baltes, la Finlande et la Pologne, comme États
tampons. L'Union soviétique a créé le Pacte de Varsovie - Albanie, Bulgarie,
Tchécoslovaquie, Allemagne de l'Est, Hongrie, Pologne et Roumanie - comme un
vaste tampon contre des envahisseurs potentiels.
La plupart
des Etats membres du Pacte de Varsovie ont désormais fait allégeance à l'OTAN.
La Biélorussie, la Moldavie et l'Ukraine, stratégiquement situées entre la
Russie et l'Occident, représentent les seuls pays d'Europe de l'Est ayant une
fonction tampon. Certains analystes expliquent que la construction d'un tampon est au cœur de la décision de Poutine
d'envahir l'Ukraine.
Mark
Galeotti, un éminent spécialiste britannique de la géopolitique russe, affirme que
la zone tampon est intrinsèquement liée à toute analyse de la puissance russe :
« Poutine a construit une grande partie
de son identité politique autour de l'idée de redonner à la Russie un statut de
grande puissance et de l'imposer comme tel. Sa conception de la grande puissance
est celle d'un géopoliticien du XIXe siècle. Elle ne passe pas par le
rayonnement économique, ou l'innovation technologique, ni même le soft power.
Non, la grande puissance d'antan dispose d'une sphère d'influence, c'est à dire de pays dont la souveraineté
est subordonnée à la sienne. »
D'aucuns
pensent que le concept d'Etat tampon est obsolète. L'expert en sécurité
internationale Benjamin Denison fait ainsi valoir que la
revendication russe d'une zone-tampon n'a rien de légitime :
« Une fois que les armes nucléaires ont été
inventées ... les États tampons perdent leur importance géographique ; la
dissuasion sert à garantir l'intégrité territoriale des grandes puissances
dotées de capacités nucléaires ... La révolution nucléaire a rendu caducs les
États tampons et modifié en profondeur les préoccupations liées à la
géographie. Une fois débarrassé du risque d'invasions rapides, les États
tampons perdent leur utilité quelle que soit la géographie du
territoire....Lier étroitement les intérêts nationaux à la géographie et
invoquer la géographie pour invoquer la reproduction de conduites historiques
passées ne fait que favoriser une réflexion inexacte et sert à justifier les
conquêtes de territoires par les Russes »
3. Indépendance
ukrainienne
L'obsession
de Poutine d'éradiquer toute souveraineté ukrainienne est étroitement liée aux
théories sur la construction d'un empire et la géopolitique. Poutine soutient
que l'Ukraine est partie intégrante de la Russie depuis des siècles et que son
indépendance en août 1991 a été une erreur historique. L'Ukraine, affirme-t-il,
n'a pas droit à l'existence.
Poutine a
minimisé ou nié à plusieurs reprises le droit de l'Ukraine à un État et à la
souveraineté. En 2008, Poutine a dit à William Burns, alors
ambassadeur américain en Russie (il est aujourd'hui directeur de la CIA) : « Ne savez-vous pas que l'Ukraine n'est pas un
vrai pays ? Une partie appartient à l'Europe de l'Est et une autre est vraiment
russe. »
En juillet
2021, Poutine a écrit un essai de 7 000 mots — "On
the Historical Unity of Russians and Ukrainians"
(« Sur l'unité historique des Russes et des Ukrainiens ») — dans
lequel il exprimait son mépris pour le statut d'État ukrainien, remettait en
question la légitimité des frontières de l'Ukraine et affirmait que l'Ukraine
d'aujourd'hui occupe « les terres de la Russie historique ». Il
concluait : « Je suis convaincu que la
véritable souveraineté de l'Ukraine n'est possible qu'en partenariat avec la
Russie ».
En février
2022, trois jours seulement avant d'ordonner l'invasion, Poutine a affirmé que
l'Ukraine était un faux État créé par Vladimir Lénine, le fondateur de l'Union
soviétique : « L'Ukraine moderne a été
entièrement créée par la Russie ou, pour être plus précis, par la Russie
bolchevique. Ce processus a commencé juste après la révolution de 1917, et
Lénine et ses associés ont violemment maltraité la Russie en la séparant et la
coupant de ce qui est historiquement une terre russe... L'Ukraine soviétique
est le résultat de la politique des bolcheviks et peut à juste titre être
appelée l’Ukraine de Vladimir Lénine. Ce
dernier en a été le créateur et l'architecte. »
Dans un essai
intitulé « Blame It on Lenin
: What Putin Gets Wrong About Ukraine » (« La faute à Lénine, là
ou Poutine à tout faux sur l'Ukraine »), l'expert russe Mark Katz affirme
que Poutine aurait dû tirer les leçons de la politique de Lénine et qu'une
approche plus accommodante envers le nationalisme ukrainien aurait mieux servi
les intérêts à long terme de la Russie :« Poutine
ne peut pas échapper au problème auquel Lénine lui-même a été confronté, à
savoir qu'il faut trouver le moyen de réconcilier les non-Russes avec l'idée d'être gouvernés par la
Russie. Imposer une domination russe sur tout ou partie de l'Ukraine n'est pas
de nature à favoriser une telle réconciliation. Si les Ukrainiens étaient
contraints de s'incliner face à la Russie sur tout ou partie du territoire de
l'Ukraine, cette victoire russe ne
ferait qu'exacerber le nationalisme ukrainien et le ferait resurgir à la
moindre occasion ».
L'indépendance
politique de l'Ukraine a aussi accompagné une vieille querelle d'allégeance religieuse
à la Russie. En janvier 2019, dans ce qui a été décrit comme « la plus grande fracture du christianisme
depuis des siècles », l'église orthodoxe d'Ukraine s'est séparée
(autocéphalie) de l'église russe. Auparavant, depuis 1686, l'Église ukrainienne
dépendait du Patriarcat de Moscou. La nouvelle autonomie religieuse ukrainienne
a donc affaibli l'Église russe ; celle-ci a perdu environ un cinquième des 150
millions de chrétiens orthodoxes qui étaient auparavant sous son autorité.
Le
gouvernement ukrainien a accusé les églises qui, en Ukraine, relevaient du
Patriarcat de Moscou, de diffuser de la propagande du Kremlin et de soutenir
les séparatistes russes de la région orientale du Donbass. Poutine lui, veut
que l'église ukrainienne revienne dans l'orbite de Moscou et a prévenu qu'un « un vrai différend, voire une guerre »
surgirait en cas d'atteinte à la propriété des biens de l'église.
A Moscou, le
chef de l'Église orthodoxe russe, le patriarche Kirill,
a déclaré que Kiev, berceau de la religion orthodoxe, à la même
importance historique que Jérusalem :
« L'Ukraine ne se situe pas à la
périphérie de notre église. Nous appelons Kiev la mère de toutes les villes russes. Pour nous, Kiev a la même
importance que Jérusalem pour d'autres. L'Ukraine est le berceau de
l'orthodoxie russe, il nous est impossible d'abandonner cette relation
historique et spirituelle. Toute l'unité de notre Église repose sur ces liens
spirituels. »
Le 6 mars, le
patriarche Kirill - un ancien du KGB connu pour
être « l'enfant de chœur de Poutine"
en raison de sa servilité envers le pouvoir - a publiquement approuvé l'invasion de
l'Ukraine. Dans un sermon, il a repris à son compte les affirmations
de Poutine selon lesquelles le gouvernement ukrainien commettait un « génocide
» contre les Russes en Ukraine : « Depuis
huit ans, la suppression, l'extermination de la population est en cours dans le
Donbass. Huit ans de souffrance et le monde entier garde le silence. »
L'analyste
géopolitique allemand Ulrich Speck a écrit :
« Détruire l'indépendance de l'Ukraine est l'obsession de Poutine... Poutine a
souvent dit, et même écrit, que l'Ukraine n'est pas une nation séparée et ne
devrait pas exister en tant qu'État souverain. Ce déni fondamental a conduit
Poutine à engager une guerre insensée qu'il ne peut pas gagner. Et cela nous
amène au problème de faire la paix : soit l'Ukraine a le droit d'exister en
tant que nation et État souverain, soit elle ne l'a pas. La souveraineté est
indivisible. Poutine la nie, l'Ukraine la défend. Comment aboutir à un
compromis sur l'existence de l'Ukraine en tant qu'État souverain ? Impossible.
Les deux parties sont condamnées à l'affrontement jusqu'à la victoire.
«
Normalement, les guerres entre États surgissent à l'occasion d'un litige. Mais
cette fois-ci, la guerre existe parce qu'un État a entrepris de nier
l'existence d'un autre. Dans ce cas de figure, les concepts habituels de
rétablissement de la paix - trouver un compromis - ne s'appliquent pas. Si
l'Ukraine persiste dans son être d'État souverain, Poutine aura perdu. Le gain
territorial pour le gain territorial ne l'intéresse pas - c'est plutôt un
fardeau pour lui. Seul le contrôle l'intéresse. Tout le reste pour lui sera une
défaite. »
L'expert
ukrainien Taras Kuzio a ajouté : « La
véritable cause de la crise actuelle est la volonté de Poutine de ramener
l'Ukraine dans l'orbite russe. Au cours des huit dernières années, il a combiné
interventions militaires directes, cyberattaques,
campagnes de désinformation, pressions économiques et diplomatie coercitive
pour essayer de forcer l'Ukraine à renoncer à ses ambitions euro-atlantiques...
« Poutine
veut que l'Ukraine capitule et reprenne sa place au sein de la sphère
d'influence russe. La poursuite obsessionnelle de cet objectif a déjà plongé le
monde dans une nouvelle guerre froide...
« Seul le
retour de l'Ukraine dans l'orbite du Kremlin satisfera Poutine ou apaisera ses
craintes quant à un nouvel éclatement de l'héritage impérial de la Russie. Il
ne s'arrêtera pas tant qu'il ne sera pas arrêté. L'Occident doit riposter de
manière beaucoup plus robuste à l'agression impériale russe, tout en accélérant
l'intégration euro-atlantique de l'Ukraine. »
4. OTAN
Cette théorie
soutient que les troupes de Poutine ont pour mission d'empêcher l'Ukraine
d'adhérer à l'OTAN. Le président russe a demandé à plusieurs reprises que
l'Occident garantisse "immédiatement" le blocage de toute demande
ukrainienne d'adhésion à l'OTAN ou à l'Union européenne.
Un fervent
partisan de ce point de vue est le théoricien américain des relations
internationales John Mearsheimer. Dans un essai
controversé intitulé "Why the
Ukraine Crisis Is the West's
Fault (« Pourquoi la crise ukrainienne
est la faute de l'Occident »), Mearsheimer a
soutenu que l'expansion à l'est de l'OTAN obligeait Poutine à réprimer
militairement l'Ukraine : « Les États-Unis et leurs alliés européens partagent
l'essentiel de la responsabilité de la crise. La racine du problème est
l'élargissement de l'OTAN, soit l'élément central d'une stratégie plus large
visant à sortir l'Ukraine de l'orbite de la Russie pour l'intégrer à
l'Occident....
« Depuis le
milieu des années 1990, les dirigeants russes ont fait savoir qu'ils étaient
catégoriquement opposés à l'élargissement de l'OTAN. Ils ont aussi déclaré
qu'ils ne resteraient pas les bras croisés si leur voisin le plus stratégique
devenait un bastion occidental. »
Dans une
récente interview à The New Yorker, Mearsheimer a blâmé les États-Unis et leurs
alliés européens pour le conflit actuel : « Je
pense que tous les problèmes dans cette affaire ont vraiment commencé en avril
2008, lors du sommet de l'OTAN à Bucarest. A cette occasion, l'OTAN a publié
une déclaration indiquant qu'un processus d'adhésion de l'Ukraine et de la
Géorgie était engagé. »
En fait,
Poutine est un opposant récent à l'élargissement de l'OTAN. A plusieurs
reprises, il est allé jusqu'à dire que l'élargissement à l'est de l'OTAN
n'inquiétait pas la Russie. En mars 2000,
par exemple, le regretté présentateur de la BBC, David Frost, a demandé à
Poutine s'il considérait l'OTAN comme un partenaire, un rival ou un ennemi
potentiel. Poutine a répondu : « La
Russie fait partie de la culture européenne. Et je ne peux pas imaginer mon
propre pays isolé de l'Europe et de ce que nous appelons souvent le monde
civilisé. Il m'est donc difficile de visualiser l'OTAN comme un ennemi. »
En novembre
2001, National Public Radio, une radio de service public aux Etats Unis, a
demandé à Poutine s'il était opposé à adhésion des trois États baltes - la
Lituanie, la Lettonie et l'Estonie - à l'OTAN. Il a répondu : « Nous ne sommes bien sûr pas en mesure de
dicter aux gens ce qu'ils doivent faire. Libre à eux d'opérer certains choix
s'ils souhaitent accroître la sécurité de leurs nations. »
En mai 2002,
interrogé sur l'avenir des relations entre l'OTAN et l'Ukraine, Poutine a
déclaré d'un ton neutre que d'une manière ou d'une autre, cela lui était
égal : « Je suis absolument convaincu que
l'Ukraine ne résistera pas aux multiples possibilités d'interagir avec l'OTAN
et les alliés occidentaux en général. L'Ukraine a ses propres relations avec
l'OTAN ; il y a le Conseil Ukraine-OTAN. En fin de compte, la décision doit
être prise par l'OTAN et l'Ukraine. C'est l'affaire de ces deux partenaires.
»
La position
de Poutine sur l'élargissement de l'OTAN a radicalement changé après la Révolution orange de 2004. Moscou ayant
tenté de voler l'élection présidentielle ukrainienne, un soulèvement massif en
faveur de la démocratie a finalement conduit à la défaite du candidat préféré
de Poutine, Viktor Ianoukovitch. Ce dernier est
finalement devenu président de l'Ukraine en 2010, mais il a été évincé lors de
la révolution Euromaïdan de 2014.
L'ancien
secrétaire général de l'OTAN, Anders Fogh Rasmussen,
dans une interview à Radio Free Europe, a expliqué ainsi l'évolution
des opinions de Poutine sur l'OTAN : «
M. Poutine a changé au fil des ans. Ma première rencontre avec lui a eu lieu en
2002... et il était très positif concernant la
coopération entre la Russie et l'Occident. Puis, petit à petit, il s'est
ravisé. Et entre 2005 et 2006, il
est devenu franchement négatif envers l'Occident. En 2008, il a attaqué la
Géorgie... En 2014, il s'est emparé de la Crimée, et maintenant nous assistons
à une invasion à grande échelle de l'Ukraine. Oui, il a vraiment changé au fil
des ans.
« Je crois
que les révolutions en Géorgie et en Ukraine en 2004 et 2005 ont contribué à
son évolution. Il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine a grandi au KGB. Sa
pensée est structurée par ce passé professionnel. Je pense qu'il souffre de paranoïa. Il s'est persuadé qu'après les
Révolutions de Couleur en Géorgie et en Ukraine, le but de l'Occident a été
d'initier un changement de régime au Kremlin — à Moscou — également. Et c'est
pourquoi il s'est retourné contre l'Occident.
« Poutine et
la Russie sont entièrement responsables. La Russie n'est pas une victime. Nous
avons tendu la main à la Russie à plusieurs reprises au cours de l'histoire
.... Tout d'abord, nous avons approuvé l'Acte
fondateur OTAN-Russie en 1997 .... La fois suivante, en 2002, nous avons à
nouveau tendu la main à la Russie et créé quelque chose de très spécial, à
savoir le Conseil OTAN-Russie. Et en
2010, nous avons décidé, lors d'un sommet OTAN-Russie, de développer un partenariat stratégique entre la Russie
et l'OTAN. Donc, à maintes reprises, nous avons tendu la main à la Russie.
»
« Je pense que nous aurions dû faire plus pour
dissuader Poutine. En 2008, il a attaqué la Géorgie, s'est emparé de facto de
l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Nous aurions dû réagir avec beaucoup plus de
détermination à cette époque. »
Ces dernières
années, Poutine a affirmé à plusieurs reprises que l'élargissement de l'OTAN à
la fin de la guerre froide avait représenté une menace, et que la Russie
n'avait pas d'autre choix que de se défendre. Il a également accusé l'Occident
d'essayer d'encercler la Russie. En fait, sur les 14 pays qui ont des
frontières avec la Russie, seuls cinq sont membres de l'OTAN. Les frontières de
ces cinq pays - Estonie, Lettonie, Lituanie, Norvège et Pologne - sont
contiguës et ne représentent que 5% des frontières totales de la Russie.
Poutine a
affirmé que l'OTAN avait rompu de promesses solennelles faites dans les années
1990 selon lesquelles l'alliance ne s'étendrait pas à l'est. « Vous nous avez promis dans les années 1990
que l'OTAN ne s'élargirait pas d'un pouce vers l'est. Vous nous avez
effrontément trompés », a-t-il déclaré lors d'une conférence de
presse en décembre 2021. Mikhaïl Gorbatchev, alors président de l'Union
soviétique, a rétorqué que jamais de telles promesses n'avaient été
formulées.
Poutine a
récemment émis trois demandes totalement irréalistes : l'OTAN doit
retirer ses forces aux frontières de 1997 ; L'OTAN doit cesser d'accepter
l'adhésion d'autres pays, y compris la Finlande, la Suède, la Moldavie ou la
Géorgie ; L'OTAN doit fournir des garanties écrites que l'Ukraine ne rejoindra
jamais l'alliance.
Dans un
article publié par Foreign Affairs et
intitulé "What Putin Really Wants in Ukraine"
(Ce que Poutine veut vraiment en Ukraine), l'historien russe Dmitri Trenin, affirme que
Poutine veut arrêter l'expansion de l'OTAN, et non annexer des territoires : «
Les actions de Poutine suggèrent que son véritable objectif n'est pas de conquérir
l'Ukraine et de l'intégrer à la Russie, mais de changer la configuration de
l'après-guerre froide à l'est de l'Europe. Cette configuration a fait de la
Russie une puissance dominante qui n'a pas vraiment son mot à dire sur la
sécurité européenne, laquelle demeure centrée sur l'OTAN. S'il parvient à
maintenir l'Ukraine, la Géorgie et la Moldavie hors de l'OTAN, et si les
missiles américains à portée intermédiaire ne sont pas installés en l'Europe,
Poutine pense qu'il aura corrigé une partie des dommages infligés à la sécurité
de la Russie à la fin de la guerre froide. Cela pourrait aussi – et ce n'est
pas une coïncidence - constituer un
bilan utile pour 2024, quand Poutine sera candidat à sa réélection. »
5. Démocratie
Cette théorie
soutient que la florissante démocratie ukrainienne fragilise la gouvernance
autocratique de Poutine. Une Ukraine alignée sur l'Occident, souveraine, libre
et démocratique risquerait de donner des idées au peuple russe.
Michael McFaul, ancien ambassadeur américain en Russie et Robert
Person, professeur à l'Académie militaire des États-Unis, ont écrit que
la démocratie en Ukraine terrifiait Poutine : « Au cours des trente dernières
années, la question [de l'élargissement de l'OTAN] a varié en intensité non pas
en fonction des adhésions à l'OTAN, mais en raison des vagues d'expansion
démocratique en Eurasie. Dans un schéma très clair, les plaintes de Moscou
contre l'OTAN s'élèvent après chaque percée démocratique ...
« Pour
Poutine et son régime autocratique, la principale menace est la démocratie, et
non l'OTAN. Cette menace ne disparaîtra pas comme par magie après un moratoire
sur l'expansion de l'OTAN. Même si l'OTAN cesse de s'élargir, Poutine ne
cessera pas de saper la démocratie et la souveraineté en Ukraine, en Géorgie ou
dans l'ensemble de la région. Poutine aura en ligne de mire tous les citoyens
des pays libres qui entendent exercer leurs droits démocratiques à élire leurs
dirigeants et à définir leur ligne de conduite en politique intérieure et
extérieure, ...
« Les tensions
et protestations populaires les plus graves ont eu lieu à l'occasion d'une
série de percées démocratiques tout au long des années 2000. C'est ce que l'on
a appelé les « Révolutions
de Couleur ». Mais pour Poutine, ces coups d'État soutenus par les États-Unis
ont porté atteinte aux intérêts nationaux russes. Après chacun d'entre eux - la
Serbie en 2000, la Géorgie en 2003, l'Ukraine en 2004, le printemps arabe en
2011, la Russie en 2011-12 et l'Ukraine en 2013-14 - Poutine a manifesté une
hostilité croissante envers les États-Unis, invoquant une menace de l'Otan pour
justifier cette hostilité ....
« Les Ukrainiens qui se sont soulevés pour
défendre leur liberté étaient, selon Poutine, des frères slaves ayant des liens historiques, religieux et culturels
étroits avec la Russie. Si de telles choses ont pu se produire à Kiev, pourquoi
pas à Moscou ? »
L'expert
ukrainien Taras Kuzio explique : « Poutine est hanté par la vague de
soulèvements pro-démocratie qui a balayé l'Europe de l'Est à la fin des années
1980, ouvrant la voie à l'effondrement de l'Union soviétique. Il perçoit la
démocratie naissante en Ukraine comme un défi direct à son propre régime
autoritaire et la proximité historique de l'Ukraine avec la Russie donne à
cette menace un caractère particulièrement aigu. »
6. Énergie
L'Ukraine
détient les deuxièmes plus grandes réserves connues de gaz naturel en Europe -
plus de mille milliards de mètres cubes - après la Russie. Ces réserves sont
concentrées sous la mer Noire, autour de
la péninsule de Crimée. De plus, d'importants gisements de gaz de schiste
ont été découverts dans l'est de l'Ukraine, autour de Kharkiv et de Donetsk.
En janvier
2013, l'Ukraine a signé un contrat de 10 milliards de dollars sur 50
ans avec Royal Dutch
Shell pour explorer et forer le gaz naturel à l'est de l'Ukraine. La même
année, Kiev a signé un accord de partage de la production de gaz de
schiste de 10 milliards de dollars sur 50 ans avec la compagnie pétrolière
américaine Chevron. Shell et Chevron
se sont retirés de ces accords après l'annexion de la Crimée par la Russie.
Selon
certains analystes, Poutine a annexé la Crimée pour empêcher l'Ukraine de
devenir un pôle pétrolier et gazier qui rivalise avec la suprématie
énergétique de la Russie. Ces experts affirment que la Russie craint qu'en
raison de sa position de deuxième État pétrolier en Europe, l'Ukraine
n'accélère son adhésion à l'UE et à l'OTAN.
Simultanément,
en envahissant l'Ukraine, Moscou forcerait Kiev à abandonner la Crimée et
à reconnaître l'indépendance des républiques séparatistes de Donetsk et de
Lougansk. Moscou serait alors en position de contrôler légalement les
ressources naturelles de ces régions.
7. Eau
Le 24
février, au premier jour de l'invasion russe de l'Ukraine, les troupes russes
ont déloqué le débit d'eau d'un canal stratégique qui relie le Dniepr
à la Crimée sous contrôle russe. Peu après l'annexion de la péninsule de Crimée
par la Russie en 2014, l'Ukraine avait bloqué le canal de Crimée du Nord
construit à l'ère soviétique. Ce canal apporte à la Crimée 85 % de ses besoins en eau. Les pénuries
d'eau ont entraîné une réduction massive de la production agricole en Crimée et
ont forcé la Russie à dépenser des milliards de roubles chaque année pour
fournir de l'eau à la population de Crimée.
La crise de
l'eau a été une source majeure de tension entre l'Ukraine et la Russie. Le
président ukrainien Volodymyr Zelensky
a clairement indiqué que les robinets demeureraient fermés tant que la Russie
n'aurait pas restitué à l'Ukraine la péninsule de Crimée. L'experte en sécurité
Polina Vynogradova estime que
la reprise de l'approvisionnement en eau aurait constitué une reconnaissance de
facto de l'autorité russe sur la Crimée et aurait sapé la revendication de
l'Ukraine sur la péninsule. Elle aurait également privé l'Ukraine d'un argument
de poids dans les négociations sur le Donbass.
Même si les
troupes russes finissent par se retirer d'Ukraine, la Russie maintiendra
probablement un contrôle permanent sur l'ensemble du canal de Crimée du Nord, long de 400 kilomètres, pour s'assurer
qu'il n'y a plus de perturbations dans l'approvisionnement en eau de la Crimée.
8. Survie du régime
Cette théorie
soutient que Poutine, 69 ans, au pouvoir depuis 2000, a besoin d'un conflit militaire permanent pour assoir sa popularité
auprès du public russe. Certains analystes pensent qu'après des
soulèvements publics en Biélorussie et au Kazakhstan, Poutine a décidé
d'envahir l'Ukraine par crainte de voir le pouvoir lui échapper.
Dans une
interview accordée à Politico, Bill Browder,
l'homme d'affaires américain à la tête de « la Global Magnitsky
Justice Campaign », a déclaré que
Poutine ressentait le besoin de paraître fort à tout moment : « Je ne pense pas que cette guerre concerne
l'OTAN ; je ne crois pas que cette guerre concerne le peuple ukrainien, ni l'UE
ni même l'Ukraine ; cette guerre consiste à déclencher une guerre afin de
rester au pouvoir. Poutine est un dictateur, et c'est un dictateur qui a
l'intention de rester au pouvoir jusqu'à la fin de sa vie naturelle. Il a
compris que son avenir n'avait rien d'assuré à moins qu'il n'agisse de manière
dramatique. Poutine pense à court terme... comment rester au pouvoir cette
semaine, puis la semaine suivante, et puis la semaine prochaine encore ? »
Anders Åslund, grand spécialiste de la politique économique de la
Russie et de l'Ukraine, a convenu : « Comment comprendre la guerre de Poutine en Ukraine. Il ne s'agit pas de
l'OTAN, de l'UE, de l'URSS ou même de l'Ukraine. Poutine a
besoin d'une guerre pour justifier son pouvoir et l'accroissement de la répression intérieure ... Il s'agit vraiment
de Poutine, pas de néo-impérialisme, de nationalisme russe ou même du KGB. »
L'experte
russe Anna Borshchevskaya pense que
l'invasion de l'Ukraine pourrait être le début de la fin pour Poutine : « Bien qu'il ne soit pas élu démocratiquement,
il s'inquiète de l'opinion publique et il voit dans chacune de ses
manifestations une menace pour son pouvoir personnel ... Poutine s'est
peut-être imaginé que l'invasion de l'Ukraine allait étendre le territoire
russe et l'aiderait à restaurer la grandeur de l'ancien empire russe, mais le
résultat pourrait être exactement inverse »