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Le
Nil, Chronique dun Assèchement Annoncé
par Menna Zaki au Soudan, Grace Matsiko en Ouganda, Bassem Aboualabbas et Sarah Benhaida en Egypte
2 novembre 2022
le Nil, de lEgypte à
lOuganda, chronique dun assèchement annoncé.
Il était le dieu de lEgypte, source de sa bénédiction et de sa prospérité. Pour les Pharaons, il était la vie. Aujourdhui, le Nil assure la survie de millions dAfricains. Mais avec le changement climatique, conjugué à son exploitation par lhomme, le compte à rebours a commencé pour le deuxième fleuve le plus long du monde.
Dans le delta où le Nil rejoint la mer, lEgyptien Sayed Mohammed pourrait voir ses terres disparaître. A sa source en Ouganda, Christine Nalwadda Kalema craint de perdre lélectricité qui éclaire sa maison. Au Soudan, Mohammed Jomaa sinquiète pour ses récoltes.
«Le Nil est ce que nous avons de plus précieux, il ne faut absolument pas quil change», se lamente cet agriculteur de 17 ans, dernière génération dune famille de cultivateurs du village dAlty, dans lEtat dal-Jazira, dans le centre du Soudan.
Limage du fleuve long de plus de 6.500 km, célébré comme un dieu aux temps pharaoniques avec ses felouques, ses papyrus et ses mythes, na déjà plus rien didyllique.
La transformation est en cours. En cinquante ans, son débit est passé de 3.000 m3 par seconde à 2.830 m3 -soit près de 100 fois moins que lAmazone. Avec la baisse des précipitations et la multiplication des sécheresses annoncées en Afrique de lEst, il pourrait diminuer de 70%, selon les pires prévisions de lONU.
Dans le delta, la Méditerranée a grignoté chaque année entre
35 et 75 mètres de terre depuis les années 1960. Si elle monte dun mètre
seulement, elle engloutira 34% de cette région du nord de lEgypte et neuf
millions de personnes devront se déplacer. Cest
le troisième endroit du globe le plus vulnérable au changement climatique.
Le lac Victoria, plus gros pourvoyeur deau du Nil hors précipitations, est menacé par le manque de pluie, lévaporation et les lents changements dinclinaison de laxe de la Terre. Il pourrait disparaître un jour. Ces prévisions aiguisent les appétits et les tentatives de capturer le débit du fleuve, et les barrages construits au fil des années nont fait quaccélérer une catastrophe annoncée.
De la mer à la source, de lEgypte à lOuganda, des équipes de lAFP ont voulu rendre compte du dépérissement du Nil dont le bassin couvre 10% de la superficie de lAfrique et constitue une ressource essentielle pour quelque 500 millions de personnes.
Engloutie par la mer
Vu du ciel, les promontoires de Damiette et de Rosette dans la Méditerranée ont disparu. Au sol, les vagues sabattent violemment sur des terres agricoles qui inexorablement saffaissent. Les barrières de béton censées les protéger sont à moitié recouvertes de sable et deau. Dans le delta du Nil, la terre a été engloutie sur 3 km entre 1968 et 2009. Le débit affaibli du fleuve ne peut plus repousser la Méditerranée, dont le niveau sélève avec le changement climatique (environ 15 cm au XXe siècle).
Et le limon qui, au fil des millénaires, consolidait le terrain et faisait barrage naturel, narrive plus jusquà la mer. Ces sédiments de terre et de débris organiques, normalement entraînés par les eaux et déposés sur le lit des fleuves, restent bloqués dans le sud de lEgypte depuis la construction du barrage dAssouan pour réguler les crues, dans les années 1960.
Avant «il y avait un équilibre naturel», explique à lAFP le chef de lAutorité de protection des côtes Ahmed Abdelqader. «A chaque crue, le Nil déposait du limon qui renflouait notamment les promontoires de Damiette et de Rosette. Mais cet équilibre a été perturbé par le barrage.»
Si les températures augmentent encore, la Méditerranée avancera chaque année de 100 mètres dans le delta, selon lagence de lONU pour lEnvironnement (Pnue). A quinze kilomètres de la côte à vol doiseau, le gros bourg agricole de Kafr Dawar, aux maisons de briquettes rouges, est encore préservé en surface.
Sayed Mohammed, 73 ans et quatorze enfants et petits-enfants à sa charge, y cultive maïs et riz au milieu de ses champs irrigués par des canaux de pierres de taille coincés entre le Nil et une route doù résonnent les klaxons.
Mais le sel de la Méditerranée y a déjà pollué de nombreux hectares, affaiblissant les plants ou les tuant. Les agriculteurs le disent, les légumes nont plus la même qualité. Pour compenser les effets de la salinisation des sols, il faut plus deau douce dans les champs et davantage pomper dans le Nil.
Depuis les années 1980, Sayed Mohammed et ses voisins utilisaient des pompes «friandes en diesel et en électricité qui coûtaient très cher». Les dépenses, raconte-t-il, étaient impossibles à couvrir pour la population de Kafr Dawar étranglée par linflation et les dévaluations. Dans certains coins du delta, des champs ou des cultures ont été abandonnés.
Ces dernières années, le vieil homme, qui porte jellaba et calotte de laine, a pu bénéficier dun programme dirrigation à lénergie solaire qui vise à augmenter la quantité deau douce et surtout à générer des revenus pour éviter lexode rural.
Barrage de la Renaissance: le Soudan craint pour ses barrages construits sur le Nil Bleu.
Grâce aux plus de 400 panneaux financés par lagence de lONU pour lalimentation et lagriculture (FAO) dans ce bourg, il peut assurer chaque jour lalimentation en eau de son demi-hectare.
Avec le solaire, «les agriculteurs font des économies de 50%», assure à lAFP Amr al-Daqaq, responsable provincial de lIrrigation. En bonus, ils vendent lélectricité produites sur leurs terres à la compagnie nationale. Aucun des descendants de Sayed Mohammed pourtant ne veut reprendre lexploitation.
A terme, la Méditerranée pourrait avaler 100.000 hectares de terres agricoles dans le delta, situé à moins de dix mètres au-dessus du niveau de la mer, soit quasiment léquivalent de la superficie de lîle de la Réunion, selon le Pnue. Une catastrophe pour le nord de lEgypte, doù provient 30 à 40% de la production agricole nationale.
Coupures de courant
En Egypte, 97% des 104 millions dhabitants vivent le long du fleuve sur moins de 8% du territoire. La moitié des 45 millions de Soudanais vivent sur 15% du territoire le long du Nil qui assure 67% des ressources en eau du pays. En 2050, la population de ces deux pays aura doublé. Ils auront aussi tous deux gagné deux à trois degrés et le Nil, lui, aura encore changé.
Les projections du groupe des experts climat de lONU (Giec) anticipent quavec le réchauffement, lévaporation réduira son débit de 70% et la quantité deau disponible par habitant de 75% en 2100. Les inondations et autres pluies diluviennes qui devraient sabattre dans les décennies à venir sur lAfrique de lEst ne compenseront que 15 à 25% de ces pertes, assurent ces experts.
Or, dans les dix pays quil traverse, le Nil assure cultures et énergie à des populations à lentière merci des pluies et surtout de son débit. Le Soudan, par exemple, tire plus de la moitié de son électricité de lénergie hydroélectrique. En Ouganda, ce chiffre grimpe jusquà 80%.
Cest grâce au Nil que depuis 2016 Christine Nalwadda Kalema, mère célibataire de 42 ans, peut éclairer son épicerie et sa maisonnette dun quartier pauvre du village de Namiyagi, près du lac Victoria, dans lest de lOuganda. Mais cette électricité qui a radicalement changé sa vie et celle de ses quatre enfants pourrait ne pas durer éternellement, sinquiète Revocatus Twinomuhangi, coordinateur du Centre de lUniversité Makerere sur le changement climatique.
«Si les pluies se raréfient, le niveau du lac Victoria et donc du Nil va baisser. Cela réduira la production hydroélectrique», prévient-il. Déjà, poursuit lexpert, «ces cinq à dix dernières années, nous avons vu des sècheresses plus rapprochées et plus intenses, de fortes précipitations, des inondations et des températures de plus en plus chaudes». Selon une étude réalisée en 2020 par six chercheurs duniversités américaines et britanniques se basant sur des données historiques et géologiques des 100.000 dernières années, le lac Victoria pourrait avoir disparu dici 500 ans.
Pour Christine Nalwadda Kalema, qui fait pousser dans son petit jardin des bananes, du café et du manioc pour nourrir sa famille, toutes ces données sur le changement climatique restent abstraites. Ce quelle constate au quotidien, cest que les coupures de courant sont déjà bien trop fréquentes.
«A cause des délestages, mon fils peine à faire ses devoirs: il doit tout finir avant la tombée de la nuit ou travailler à la bougie», raconte-t-elle drapée dans des vêtements en «kitenge», tissu bariolé prisé des tribus Baganda et Basoga. «Cela me coûte bien trop cher alors que je pourvois seule aux besoins de ma famille.»
Capturer le débit
La vie sans électricité, cest toujours le quotidien pour la moitié des 110 millions dEthiopiens, malgré une des croissances les plus rapides dAfrique, et Addis Abeba compte sur son méga-barrage pour y remédier. Quitte à se brouiller avec ses voisins. Le Grand barrage de la renaissance (Gerd), dont la construction a été lancée en 2011 sur le Nil Bleu -qui rejoint au Soudan le Nil Blanc pour former le Nil-, a un objectif annoncé à terme de treize turbines pour une production de 5.000 MW. Depuis août, son réservoir contient 22 milliards de m3 deau sur les 74 milliards de sa pleine capacité.
Addis Abeba vante déjà le plus grand barrage hydroélectrique dAfrique: «le Nil est un cadeau que Dieu nous a offert pour que les Ethiopiens lutilisent», martèle le Premier ministre Abiy Ahmed. Mais pour le Caire, cest une source de tension qui remet en question un accord conclu en 1959 avec Khartoum, mais sans lEthiopie, qui accorde 66% du débit annuel du Nil à lEgypte et en concède 22% au Soudan.
Pour protéger cet acquis, en 2013, des conseillers du président égyptien de lépoque, Mohamed Morsi, proposaient en direct à la télévision le bombardement pur et simple du barrage éthiopien.
Aujourdhui, lEgypte dAbdel Fattah al-Sissi craint toujours une réduction drastique du débit du Nil en cas de remplissage trop rapide du Gerd. Mais le sujet provoque des débats au sein même de la communauté scientifique. Des chercheurs saccusent pour les uns dexagérer les pertes hydriques de lEgypte pour justifier une intervention musclée en Ethiopie, pour les autres de les minimiser et de «trahir» leur pays.
Dans leurs plantations, les agriculteurs égyptiens, eux, ont déjà vu les effets du super-barrage dAssouan qui, comme les barrages hydroélectriques construits en Ethiopie, en Ouganda ou au Soudan, retient le limon, ce précieux engrais naturel.
Privé de limon
Dans les luxuriants champs verdoyants dal-Jazira où il cultive concombres, aubergines et pommes de terre grâce à des canaux sortis du Nil qui crachent leau à gros bouillons, Omar Abdelhay en sait quelque chose. Au fil des ans, le travail est devenu de plus en plus dur pour cet agriculteur soudanais de 35 ans dont la petite maison de terre battue donne directement sur le fleuve de couleur brunâtre.
Il y a huit ans, quand ce père de famille a commencé à cultiver les terres familiales, «il y avait du bon limon et le Nil nourrissait convenablement nos cultures», raconte-t-il. Mais peu à peu, avec les barrages qui ne cessent de pousser en amont, «leau sest éclaircie, elle na plus de limon et même lors des crues, elle nen charrie plus», poursuit lhomme en jellaba grise.
Englué dans le marasme politique et économique, secoué par des coups dEtat depuis des décennies ou des manifestations hostiles au pouvoir militaire, le Soudan peine à gérer ses ressources hydriques. Chaque année, des pluies diluviennes sy abattent, faisant encore cet été près de 150 morts et emportant des villages entiers, sans pour autant aider aux cultures, faute dun système dagriculture et de stockage ou de recyclage des eaux pluviales.
Aujourdhui, la faim menace un tiers des habitants. Le pays a pourtant longtemps été un acteur majeur des marchés mondiaux du coton, de larachide ou de la gomme arabique. Grâce aux petits canaux dirrigation creusés à lépoque coloniale, un faible débit suffisait pour que leau sengouffre et vienne nourrir ses terres fertiles. Le système, qui devait être développé avec le Grand plan dirrigation dal-Jazira, a fait long feu depuis longtemps.
Les champs cultivés sous la houlette de lEtat dirigiste et clientéliste du dictateur Omar el-Béchir, renversé en 2019, ne sont plus que jachères. A la place, les familles cultivent concombres ou poivrons sur de petites parcelles.
Comme le Soudan, les pays riverains du Nil -Burundi, République démocratique du Congo, Egypte, Ethiopie, Kenya, Ouganda, Rwanda, Soudan du Sud et Tanzanie- sont tous en queue de peloton au classement ND-GAIN de la vulnérabilité au changement climatique.
Barrage sur le Nil: lÉgypte persiste pour un «accord global» et met en garde contre une instabilité régionale.
Pour Callist Tindimugaya, du ministère ougandais de lEau et de lEnvironnement, «limpact du réchauffement va être énorme». «Si nous avons des pluies rares mais drues, nous subirons des inondations, si nous avons de longues périodes sans pluie, alors nous aurons moins de ressources en eau.»
Or, martèle le responsable, «on ne peut pas survivre sans eau».