Un
Conflit en 6 Dates
Par GEOmagFrance · Magazine
22/11/22
Un article publié par Geo le 1er octobre dernier vise à retracer l’histoire du conflit israélo-arabe depuis les origines jusqu’aux accords d’Oslo et à la paix manquée que l’on sait. Ce qui nous a frappés c’est un ensemble d’omissions, d’imprécisions voire de simplifications qui faussent l’analyse de l’enlisement de ce conflit.
Le pari de Geo : résumer le conflit en un court article articulé autour de 6 dates
La déclaration Balfour, cause ou effet ?
Lorsque l’auteur Charlotte Chaulin fait démarrer le conflit à la déclaration Balfour ou, vingt ans plus tôt, au premier congrès sioniste, elle oublie la réalité du « premier sionisme » depuis les années 1860 et le réveil culturel et national juif autour de l’hébreu : c’est le mouvement des « Amants de Sion ». Elle oublie surtout la renaissance hébraïque dans le vieux Yishouv (communauté juive de Palestine avant l’État) séfarade où, dès les années 1870, plusieurs journaux hébreux étaient fondés et où l’hébreu rénové devenait peu à peu la langue d’enseignement d’une partie de la minorité juive. Il s’est alors constitué ici, au cœur de l’Empire ottoman, dans une Palestine que personne d’ailleurs à l’exception des Occidentaux ne nomme ainsi à l’époque, une minorité hébréophone porteuse de l’État juif à venir. Arrivés à partir de 1882, les « sionistes » constituent la deuxième branche du mouvement national juif. Oublier le réveil national hébraïque en terre de Palestine, c’est occulter la dimension de décolonisation et de libération du statut de dhimmi dont Mme Chaulin n’écrit d’ailleurs jamais le mot. En second lieu, Mme Chaulin fait de l’Angleterre le chef d’orchestre du sionisme. L’Angleterre utilise le sionisme pour s’installer en Palestine et asseoir sa domination dans la région, entre l’Égypte et l’Irak. Pas l’inverse. En 1917, les sionistes n’ont aucun pouvoir ni aucun allié. La main tendue des Anglais est pour eux une aubaine même s’ils ne se font guère d’illusions sur leur « philanthropie judéophile ».
En troisième lieu, Charlotte Chaulin évoque à raison « d’autres promesses faites en parallèle et qui, dit-elle, ne sont pas compatibles ». Encore devrait-elle préciser à qui sont faites ces promesses (le chérif Hussein de La Mecque, père de Fayçal et Abdallah…) et en quoi elles consistent…. Mais insister sur la déclaration Balfour (qui intervient, rappelons-le, cinquante ans après les débuts du mouvement sioniste en Europe) jusqu’à écrire que « tout part de là », c’est prendre l’effet pour la cause. Car la déclaration Balfour ne confère aux Juifs aucune légitimité sur cette terre et Mme Chaulin a raison de le souligner. En revanche, elle aurait dû expliquer à quelle légitimité les Juifs font référence. Certainement pas au fait religieux, la « promesse faite par Dieu » : aucun sioniste des origines n’a jamais évoqué ce type d’ « argument ». La légitimité des Juifs sur cette terre renvoie au fait national juif ancré dans l’hébreu, la langue dans laquelle est rédigé le grand récit national de l’histoire juive qu’est la Bible. Pas un récit religieux : un récit national. Cette langue et ce livre sont au centre de l’imaginaire des Juifs, y compris des Juifs athées, parce qu’ils sont au centre du récit national juif. Un imaginaire national qui donne une place particulière à Jérusalem tous les jours de la vie comme le montre la liturgie quotidienne, ou celle des principales fêtes (« L’an prochain à Jérusalem » du Seder de Pâques), ou la cérémonie du mariage dont la séquence du verre brisé rappelle la destruction des deux Temples. Accompagnée de la récitation du psaume 137 : « Si je t’oublie, ô Jérusalem, que ma main droite m’oublie, que ma langue se dessèche dans mon palais ». Il eut d’ailleurs été pertinent, à cet égard, de rappeler la place de Jérusalem dans le Coran : son nom n’y est jamais mentionné.
Lier de façon systématique le sionisme à la déclaration Balfour, c’est présenter, peut-être à dessein, le sionisme comme un mouvement intrinsèquement lié à l’impérialisme et au colonialisme de l’Occident.Ce qui revient à faire de l’État d’Israël la « dernière colonie européenne », une thèse répandue dans le monde arabe et dans une partie des campus occidentaux. C’est oublier enfin combien un grand nombre de sionistes, à commencer par le grand spécialiste de la mystique juive, Gershom Scholem, entendaient se démarquer d’une déclaration qui donnait du sionisme une image contestable.
Lorsque Mme Chaulin évoque les Anglais dépositaires d’un mandat de la SDN qui vont « favoriser, dit-elle, une immigration juive massive », elle oublie qu’au cours des années vingt et trente, à chaque période « troublée », les Anglais jouent de l’immigration juive comme d’une variable d’ajustement afin de maintenir la paix sociale. Ils ferment un temps l’arrivée des immigrants, puis la rouvrent jusqu’à la fermeture suivante pour en arriver au Livre blanc de mai 1939 qui met un terme définitif à l’immigration juive après un délai de cinq ans. Entretemps, seuls 15 000 immigrants juifs seront autorisés à entrer chaque année. Ainsi, durant les années de guerre, alors que les services secrets britanniques sont informés depuis l’été 1941 des massacres génocidaires perpétrés par les Einsatzgruppen, en dépit donc de la connaissance précoce de cette tragédie, Londres n’autorise aucune entrée supplémentaire en Palestine. On retiendra qu’au plus noir de l’histoire juive, les Juifs d’Europe ont été abandonnés au profit de la paix arabe en Palestine. Il eut été utile de le mentionner sans porter atteinte à l’honneur des Arabes.
« Colons juifs »
et lien national
À l’instar du discours dominant, Mme Chaulin parle de « colons juifs ». Pourquoi pas ? Au premier abord, le terme paraît même justifié. À plus ample examen pourtant, il paraît difficile d’user d’un mot qui souligne le caractère totalement étranger de l’arrivant, à l’instar des Français qui débarquent en Algérie après 1830 ou des Anglais en Australie. Ce sont là des colons, en effet, qui n’ont aucun lien avec la terre qu’ils investissent. Peut-on en dire autant des Juifs qui débarquent en Palestine alors que dans la culture commune, chacun sait le lien national qui les relie à cette terre ? Si fort même qu’au XIXe siècle, les musulmans le reconnaissent comme on le lit dans la lettre adressée en 1899 par l’ancien maire de Jérusalem, Ziad al Khalidi, au grand rabbin de France, Zadoc Kahn. https://monbalagan.com/36-chronologie-israel/126-1899-1er-mars-lettre-de-youssouf-diya-al-khalidi-a-herzl-premiere-opposition-au-sionisme.html Rappelons que jusqu’en 1856 encore, la tradition voulait qu’à la mort du sultan les clés de Jérusalem fussent remises au grand rabbin de la ville, lequel les déposait ensuite entre les mains du nouveau sultan. C’était souligner là la reconnaissance d’un lien ancien, et actuel en même temps, des Juifs à cette terre. Dès lors, comment peut-on sans sourire parler de colons juifs qui s’installent en Judée ?
Lorsque Charlotte Chaulin écrit que les « nationalistes arabes se soulèvent » et que « les conflits se multiplient », elle a raison. Seulement eut-il fallu ajouter que le refus de coexistence, comme le refus d’accorder quelque droit que ce soit à la minorité juive, ouvre la voie à la violence dès lors que tout compromis est récusé. Comment ne pas mentionner durant l’entre-deux-guerres ces demandes de dialogue qui, exclusivement venues de la minorité juive, n’ont reçu aucun écho de la partie arabe ? Comme le montre la mésaventure de l’association Brit Shalom (Alliance pour la paix), fondée en 1925, qui prône un État binational, mais finit par s’autodissoudre en 1933 faute d’interlocuteur. Aucune voix arabe en effet ne s’est élevée pour lui répondre. Souvent d’ailleurs (mais pas exclusivement), par peur des représailles.
Un premier partage
de la Palestine en 1922
Mme Chaulin a raison d’évoquer la conférence de San Remo (1920) et le mandat britannique (1922). Mais elle omet de mentionner qu’a lieu cette année-là le premier partage de la Palestine opéré par les Anglais au bénéfice de l’émir Abdallah, lequel conduit à priver la Palestine historique (les deux rives du Jourdain) des ¾ de son territoire, et ce afin d’édifier à l’est du fleuve un émirat artificiel peuplé d’environ 250 000 Bédouins. En réduisant la Palestine à l’équivalent d’à peine quatre départements français (en tout, 27 000 km²), les Anglais vont contribuer à rendre le conflit insoluble.
Même dessiné à grands traits, ce rappel historique pouvait évoquer d’une ligne les massacres de 1920-1921, et surtout du mois d’aout 1929 qui ne distinguent plus entre « juifs » et « sionistes » (et qui paradoxalement, frappent en priorité les Juifs orthodoxes non sionistes). L’acmé de cruauté auquel ces massacres donnent lieu ébranle la communauté juive et ruine l’idée d’une coexistence future. Personne n’est épargné, et jusqu’au dernier bébé tous sont massacrés dans des conditions atroces (cf. les témoignages de l’officier de police anglais Cafferrata et du journaliste français Albert Londres).
Mme Chaulin évoque la décision prise par les Nations unies de partager le pays (29 novembre 1947). Elle indique à raison que l’État juif obtient 56 % de la superficie de la Palestine pour une population estimée à 32 %. Elle omet toutefois trois points essentiels :
Le mandat britannique sur la toute la Palestine, en 1920, puis en 1922 après amputation des trois quarts de son territoire
En premier lieu, les responsables des Nations unies savent que l’État juif devra accueillir trois à quatre millions d’immigrants, dont des Juifs d’Europe rescapés de la Shoah et qui ne veulent plus retourner chez eux, comme aussi de nombreux Juifs du monde arabe de plus en plus menacés dans leurs patries de naissance.
En second lieu, il eut fallu préciser que la plus grande partie du territoire juif alloué par l’ONU est constituée par le désert du Néguev.
Et préciser en troisième lieu que les 44 % de la superficie de la Palestine allouée aux Arabes constituent les zones les plus fertiles et les mieux pourvues en nappes phréatiques.
Le refus arabe du
plan de partage de 1947
Mme Chaulin note ensuite, à raison, que la guerre civile débute aussitôt. Les affrontements commencent en effet le 30 novembre 1947, au lendemain du vote de l’ONU. Mais pourquoi omet-elle de préciser que la partie arabe, palestinienne et non palestinienne refuse le plan de partage ? Et menace la Palestine juive d’un « bain de sang » et d’une « guerre exterminatrice » (sic) ? Rodomontades ? Peut-être. Sur le moment, ces propos ont un effet terrifiant sur le moral des populations juives assiégées et sur la détermination de leurs combattants.
Les « forces juives », écrit-elle, sont soutenues par les États-Unis et l’Union soviétique. Elle a raison dans le cas de cette dernière, car c’est en effet grâce aux armes tchécoslovaques, avec le feu vert de Moscou, que les forces juives s’arment efficacement et remportent la bataille. Si ce n’est pas le seul facteur de leur victoire, ce facteur-là a joué un rôle décisif. En revanche, le soutien des États-Unis avant le mois de juin 1948 appartient à la légende. En effet, six jours après la décision des Nations unies, le 5 décembre 1947, Washington impose un embargo sur les armes à destination du Proche-Orient. Plus important, dans les six mois qui suivent, le ministère américain de la Défense et le secrétaire d’État (ministre des Affaires étrangères), George Marshall tentent à plusieurs reprises d’empêcher la naissance de l’État juif et militent activement auprès du président Truman dans ce sens : en mars 1948 par la demande de moratoire déposée à l’ONU, en avril 1948 par la demande de trêve, enfin début mai 1948 en faisant pression sur les dirigeants sionistes pour les convaincre de différer l’indépendance de leur pays. Avec comme principal argument que les États-Unis vont s’aliéner le monde arabe et en particulier mettre en danger leurs énormes intérêts pétroliers en Arabie Saoudite ( Aramco).
Les « forces juives s’emparent de villes arabes » écrit Madame Chaulin. Elle aurait dû spécifier qu’il s’agissait d’une riposte à l’offensive palestinienne contre le plan de partage. Dans leur défense, les forces juives, après avoir frôlé la défaite au mois de mars 1948 (ce qu’elle ne dit pas), s’emparent en avril-mai 1948 de villes et de villages arabes. Faut-il les blâmer d’avoir réussi à repousser leurs adversaires ? N’est-ce pas la règle dans tous les conflits ? Et dans ce cas, pourquoi demander aux Juifs (Israéliens après le 14 mai 1948) d’agir différemment du reste de l’humanité ?
L’émir Abdallah,
devenu roi de Jordanie, premier responsable de la non-existence de l’État de
Palestine
Mme Chaulin oublie de mentionner le rôle clé de l’émir Abdallah de Transjordanie, lequel ne cache pas sa volonté de s’emparer de la Palestine arabe et d’étrangler l’aspiration à l’indépendance des Palestiniens. C’est en effet ce qu’il va faire, soutenu par la Ligue arabe qui craint, sinon, de le voir abandonner le front antisioniste. Il aurait donc fallu mentionner, ce que savent tous les Palestiniens au fait de cette histoire, que l’émir Abdallah, devenu roi de Jordanie, est le premier responsable de la non-existence de l’État de Palestine. Avec dès 1945 la complicité de la Ligue arabe, la Transjordanie écarte les Palestiniens de tout règlement du conflit. Alors que ces derniers auraient dû proclamer l’indépendance de leur État dès le 14 mai 1948, à côté de l’État juif comme les Nations Unies l’avaient décidé, ils ne le font pas. Pour deux raisons : en créant l’État de Palestine, ils craignent en effet d’avaliser le plan de partage des Nations Unies qu’ils refusent depuis le premier jour. Et quand bien même ils auraient voulu proclamer l’indépendance de leur État, c’était trop tard : les forces juives les ont fait reculer et surtout la Légion arabe de Transjordanie s’apprête à s’emparer de la plus grande partie de leur territoire. C’est chose faite fin mai 1948. Dans les mois qui suivent, l’émir Abdallah et sa Légion étouffent toute velléité d’indépendance de la Palestine et mettent au pas ses dernières forces armées.
Ces points, capitaux, sont ici pourtant passés sous silence.
Pour terminer, ces quelques éléments.
Mme Chaulin note que dans la déclaration d’indépendance, le chef de l’exécutif sioniste « oublie » de préciser les frontières du nouvel État… Il refuse en effet de définir ces frontières. D’une part, parce qu’elles sont indéfendables (il s’agit d’une marqueterie improbable), ce que chacun sait tant du côté arabe que du côté juif. D’autre part, parce que les frontières décidées par les Nations unies n’existent plus puisqu’elles ont été violées dès le mois de décembre 1947 par la partie arabe et s’apprêtent à l’être encore avec l’invasion des contingents des armées arabes le 15 mai 1948. Ce qui va aggraver encore l’imbroglio sur le terrain. Comme souvent dans ce type de conflit, les frontières seront les lignes de cessez-le-feu et les premiers responsables de cette situation sont ceux qui ont ouvert le feu.
Les Juifs menacés
par un projet de purification ethnique
La « loi du retour » écrit Mme Chaulin, déplaît aux occupants majoritaires. On le comprend. Elle omet de préciser que les chefs palestiniens (et les chefs arabes en général), déclarent qu’en cas de victoire, ils n’accepteront que les Juifs qui étaient déjà installés dans le pays avant 1918, soit 20 % de la population. Les autres devront repartir. Où ? On l’ignore. En d’autres termes, les Juifs sont menacés par un projet de purification ethnique de la Palestine qui ne leur offre aucune autre possibilité que de combattre dos au mur.
Ce premier conflit, écrit Mme Chaulin, aboutit à la création d’une « ligne de démarcation entre Israël et la Palestine ». Mais de quelle Palestine parle-t-elle ?
Il n’y en a plus. La Transjordanie l’a avalée de même que l’Égypte, à l’ouest, a phagocyté le territoire de Gaza.
Replacer
l’histoire dans son contexte
Geo a publié l’année dernière une autre chronologie signée de Charlotte Chaulin sur La naissance d’Israël en 10 dates clés qui apportait davantage d’éléments de contexte – remontant jusqu’à l’antiquité, expliquant la naissance du sionisme, et même, ce qui est assez rare, soulignant que « Si le sionisme préexiste aux atrocités commises par le régime nazi d’Hitler, la Shoah peut être vue comme un accélérateur du processus de création d’un État juif » (une explication exacte et bienvenue quand Israël est si souvent accusé d’avoir été créé « en compensation » pour la Shoah, alors que le processus qui a mené sa création était effectivement très avancé avant même cet événement).
L’histoire ne se comprend que sur le temps long et se résume difficilement à quelques dates. L’un des principaux manquements de la nouvelle chronologie en 6 dates clés est sans doute de faire du conflit israélo-palestinien une histoire à part, en la coupant de son contexte issu de longs siècles. Le public est friand d’information synthétique et on comprend le besoin de le satisfaire. Mais à force de raccourcis, l’histoire perd son sens.
Au total, pour un site et une revue de la qualité de Geo, la chronologie contient trop d’erreurs et d’omissions sur un sujet hautement sensible dans le contexte français.