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Israël, les Etats-Unis et Obama
Un entretien avec le "Bulletin d'Amérique", sur
"Israël peut-il survivre ?"
Propos recueillis par Edouard Chanot - 02/06/11
http://lebulletindamerique.com/2011/06/02/israel-et-les-usa-entretien-avec-m-gurfinkiel/
Le Bulletin d’Amérique : Monsieur Gurfinkiel, pourquoi ce livre et ce titre?
Michel Gurfinkiel : Israël est un sujet qui ne s’épuise pas. Le titre est provocateur, j’en conviens. Mais dans la mesure où cette question est fréquemment posée, il est légitime de la reprendre à son compte : ne serait-ce que pour y répondre aussi sérieusement que possible. Notamment en relevant un énorme paradoxe. Voilà en effet un pays que les Nations Unies démonisent ou condamnent, et que l’OCDE, le club des pays les plus riches et les plus performants de la planète, accueille en son sein à l’unanimité en 2010. Voilà un pays qui pâtit aujourd’hui d’une mauvaise image en France et dans les pays européens en général, mais qui jouit simultanément d’une bonne ou très bonne image aux Etats-Unis, dans divers « pays neufs » anglo-saxons, comme le Canada et l’Australie, ou dans certains pays émergents, comme la Chine, l’Inde, la Russie ou le Mexique. Voilà un pays qu’on dépeint souvent comme militariste ou théocratique, et dont on admet en même temps que c’est la seule démocratie du Moyen-Orient. Voilà un pays qu’on présente comme une création artificielle, et donc on reconnaît, cependant, la vitalité sur le plan culturel : Tel-Aviv s’est imposée dans les années 2000 comme l’une des métropoles les plus créatives de la planète, et le cinéma israélien comme l’un des plus novateurs…
Pourquoi à la fois tant de haine et tant de sympathie envers Israël, un tel déni et une telle admiration ? Ce contraste, ces contradictions, devraient suffire à nous faire réfléchir.
"Mon sentiment est qu’on
intente en fait deux procès à Israël : le premier repose sur des faits (…) ; le
second repose sur des fantasmes"
Vous observez qu’il est fait à
Israël « deux procès » ?
Israël est le seul pays membre de l’Onu dont un certain nombre d’autres pays membres ne reconnaissent pas l’existence, ou préconisent le démantèlement (ce qui, en soi, constitue une violation flagrante de la charte des Nations Unies et un crime contre la paix). Aucun autre pays n’est traité de cette façon. Personne ne réclame – au moins officiellement et explicitement, comme c’est le cas d’Israël – la destruction d’un autre Etat. Certains pays membres de l’Onu n’existent plus en tant que tels – la Somalie, par exemple – mais personne ne demande qu’on prenne acte de cette disparition.
Mon sentiment est qu’on intente en fait deux procès à Israël : le premier repose sur des faits et est plaidé de façon objective ; le second repose sur des fantasmes, et se plaide de façon subjective. Le premier a une apparence rationnelle, le second relève de l’irrationnel.
Israël est parfaitement en mesure de plaider et de gagner le premier procès. Considérons, par exemple, la question des réfugiés arabes palestiniens de 1948. Ces réfugiés ont existé ; mais il y a eu, en regard, des réfugiés juifs, plus nombreux au total, qui ont du quitter les pays arabes et islamiques, parfois même avant 1948, et qui se sont établis, à plus de 70 %, en Israël. On ne peut évoquer un drame sans évoquer l’autre. La différence est qu’Israël a intégré ses réfugiés, que le monde arabe et islamique s’y est refusé, pour des raisons qui lui sont propres, et surtout que l’Onu a accepté d’ériger le problème des réfugiés arabes palestiniens en cas exceptionnel, à travers une administration spéciale, l’UNRWA (alors que tous les autres réfugiés, sans exception, relèvent d’une administration unique, le Haut Commissariat aux Réfugiés ou HCR).
Israël est moins bien placé face au second procès, qui porte en fait sur son identité juive. Le rétablissement d’une nation juive indépendante constitue un défi pour les deux grandes religions monothéistes qui, issues du judaïsme, ont souvent fondé leur légitimité sur l’abaissement ou l’effacement de la religion-mère. Le monde chrétien est redevenu en partie judéophile après 1945 : il est donc partiellement favorable à l’Etat d’Israël. Le monde islamique, lui, traverse une des périodes les plus intolérantes et donc christianophobes ou judéophobes de son histoire. Il est actuellement, en grande partie, hostile à Israël.
"La société civile
américaine a toujours fait preuve, dans son ensemble, d’une grande empathie
envers Israël"
Vous évoquez longuement les Etats-Unis.
Quel est leur rôle dans ce puzzle ?
L’Amérique est à la fois le pays le plus riche et le plus puissant du monde, et – globalement – le plus favorable à l’Etat hébreu. Elle constitue donc un des facteurs clés garantissant la survie de ce dernier. Il convient cependant de distinguer entre la société civile et la classe politique américaines, puis, au sein de la classe politique, entre le Congrès et l’administration présidentielle.
La société civile américaine a toujours fait preuve, dans son ensemble, d’une grande empathie envers Israël, bien au-delà de la présence, en son sein, d’une grande communauté juive. Elle voit dans la création de ce pays un équivalent de sa propre création, et dans son histoire un calque de sa propre histoire. Elle adhère aux valeurs bibliques, dont Israël est à la fois la source et une nouvelle manifestation. A cela s’ajoutent, depuis une trentaine d’années, des convergences plus concrètes, notamment dans les domaines sociétal, économique et technologique : le mode de vie israélien se rapproche de celui des Etats-Unis, les entreprises israéliennes dominent le Nasdaq, la bourse américaine des valeurs technologiques ou scientifiques émergentes.
Cette empathie est moins forte au niveau de la classe politique américaine qui, tout en évitant d’entrer en conflit avec la société civile, agit en fonction d’intérêts plus limités et plus cyniques : la capacité de mobiliser des électorats ou de financer des campagnes électorales, le poids de divers lobbies. Israël a disposé de nombreux atouts à ces égards. Mais ses adversaires aussi.
Enfin, l’empathie est encore moins forte au niveau des administrations présidentielles, tant républicaines que démocrates, où prévalent des considérations de pure Realpolitik. Bien entendu, celles-ci peuvent peser en faveur d’Israël, notamment quand celui-ci, à la fin des années 1960, devient une puissance militaire non négligeable. Mais contrairement à une idée reçue, la politique étrangère américaine n’a jamais été systématiquement pro-israélienne et nombre de présidents ont même été assez nettement hostiles à l’Etat juif. Truman a reconnu Israël dès sa création : mais il l’a fait contre l’avis de son cabinet. Eisenhower a été distant, parfois hostile. Kennedy n’a fait qu’esquisser un rapprochement. Johnson n’a commencé à le concrétiser qu’après la guerre des Six Jours. Nixon a été plus pro-israélien que son puissant conseiller puis secrétaire d’Etat, Kissinger. Carter était anti-israélien. Reagan, dans l’ensemble très favorable à Israël, est passé par une éclipse anti-israélienne pendant l’été 1982. Bush père a été aussi hostile que Carter. Clinton, en dépit d’une image pro-israélienne, a exercé des pressions très dures à l’encontre de l’Etat hébreu dans les deux dernières années de son administration. Et Bush fils, qui a sans doute été le président le plus pro-israélien de l’histoire des Etats-Unis, a subi sur certains points l’influence d’un entourage anti-israélien.
Obama s’inscrit-il dans cette continuité ?
Pas exactement. Son premier bilan, deux ans et demi après son installation à la Maison Blanche, présente à la fois des points positifs (maintien d’une coopération militaire de haut niveau, soutien diplomatique dans plusieurs domaines) et négatifs (soutien accru de Washington à la cause palestinienne). En ce sens, Obama semble prendre la suite de la plupart des autres présidents américains. Mais l’essentiel se situe ailleurs : non pas dans sa politique au jour le jour, mais dans le « grand dessein » de longue durée qui, s’il se concrétise, aura des conséquences désastreuses pour Israël.
"La culture la plus
intime (d’Obama), celle qui lui apporte la paix
intérieure, n’est absolument pas occidentale, eurocentrée,
judéo-chrétienne, biblique"
En quoi consiste ce « grand dessein
» ?
Obama est le premier président américain noir. Mais surtout, c’est le premier président d’origine à la fois étrangère et non-chrétienne. Je sais bien que, techniquement, il est né aux Etats-Unis, d’une mère américaine blanche et théoriquement chrétienne, ce qui fait de lui un citoyen « natural born », autochtone. Mais son père est un étranger, un Kényan musulman. Et surtout, il quitte l’Amérique dès l’âge de deux ans, quand ses parents divorcent, et n’y revient qu’à l’âge de onze ans. Son enfance, période cruciale s’il en est dans la formation d’une personnalité, il la passe en Indonésie, un pays musulman d’Asie du Sud-Est, entre une mère plus agnostique que chrétienne – une intellectuelle d’une certaine envergure, en révolte contre sa société -, et un beau-père indonésien musulman ; c’était d’ailleurs là un environnement beaucoup plus tolérant et accueillant, pour le petit métis qu’il était, que l’Amérique de la même époque. Sa culture la plus intime, celle qui lui apporte la paix intérieure, n’est absolument pas occidentale, eurocentrée, judéo-chrétienne, biblique ; elle est mondialiste, tiers-mondiste, islamisante. Si l’on en croit son récit autobiographique Les Rêves de Mon Père, il a d’ailleurs traversé, après son retour aux Etats-Unis, quand il a été confronté à l’Amérique réelle, blanche et chrétienne, une crise d’identité extrêmement grave, qui l’a conduit à l’alcoolisme et à la drogue. Il n’en est sorti qu’à travers un engagement politique et culturel radical : en se promettant de créer une « nouvelle Amérique », totalement multiraciale et multireligieuse, où l’élément blanc et judéo-chrétien serait dilué, marginalisé. C’est ce « grand dessein » qui l’anime véritablement aujourd’hui, et qui explique l’acharnement avec lequel il tente de promouvoir une « réconciliation » ou plus exactement une fusion entre l’Amérique et le monde musulman.
Il va de soi que ce profil exclut toute réelle empathie à l’égard d’Israël. Obama est trop intelligent, et peut-être trop honnête, pour verser dans un antisémitisme vulgaire. Il sait que les Juifs américains restent l’une des composantes vives du parti démocrate et de la gauche américaine. Mais il n’a pas et ne pourrait avoir de sympathie instinctive pour l’Etat juif. Et si l’obamisme l’emporte, si l’ADN culturel des Etats-Unis est modifié, c’en est fait des liens privilégiés, automatiques, entre la grande République d’outre-Atlantique et la petite République du Levant.
"Quand (Obama) a compris qu’il allait perdre les élections de la mi-mandat, il s’est rapproché en partie d’Israël".
Obama a-t-il marqué des points sur ce plan ?
Pour l’instant, pas du tout. En 2008, l’Amérique n’a pas voté pour le véritable Obama mais pour l’image quasi-publicitaire, ultra-consensuelle, que les directeurs de campagne d’Obama ont mis en avant pendant les primaires puis les présidentielles. Elle n’a donc rien compris à la politique qu’un Obama devenu président a tenté d’imposer : ni en politique intérieure, ni en politique internationale. Et a fini par voter contre lui, ou du moins contre son parti, les démocrates, aux élections de mi-mandat, fin 2010.
Plus Obama a manœuvré contre Israël, plus l’opinion américaine a été favorable à ce pays. C’est pendant les deux premières années de son administration qu’Israël a bénéficié d’un record absolu de sympathie (près de 70 %) dans les sondages. Obama a du tenir compte de cette situation : à partir de l’été 2010, quand il a compris qu’il allait perdre les élections de mi-mandat, il s’est rapproché en partie d’Israël. En partie seulement. Il ne peut sacrifier son rêve d’une Amérique ouverte à l’islam à son intérêt, qui est de se conduire en ami d’Israël jusqu’à une éventuelle réélection, en 2012.
"(Les intérêts) de
l’Amérique et d’Israël n’ont pas toujours coïncidé, et il en sera de même à
l’avenir »
Au-delà d’Obama,
Israël peut-il se fier indéfiniment à la garantie américaine ?
Non, bien sûr. En dernière analyse, un Etat ne doit tenir compte que de ses intérêts propres. Ceux de l’Amérique et d’Israël n’ont pas toujours coïncidé, et il en sera de même à l’avenir. Par ailleurs, l’Amérique restera-t-elle au XXIe siècle la très grande puissance – sinon l’hyperpuissance – qu’elle a été au XXe ? Ce n’est pas sûr. Son déclin éventuel, économique, technologique, militaire, géopolitique, peut rejaillir sur Israël de multiples façons.
Et l’Europe ?
Dans les pays occidentaux non-européens (Canada, Australie), Israël dispose du même capitale de sympathie qu’aux Etats-Unis. En Europe, par contre, il y a eu un collapsus à cet égard : on est passé en quarante ans de la sympathie à la neutralité, et de celle-ci à une hostilité de plus en plus étendue. Ce phénomène est peut-être lié à la crise générale d’identité et de société que traversent les pays du Vieux Continent. Il s’aggrave en raison du poids grandissant des communautés immigrées originaires de pays islamiques.
Cette évolution peut-elle être
préjudiciable aux juifs européens ?
Un ancien commissaire européen, le Néerlandais Fred Bolkestein, a conseillé aux juifs de fuir tant qu’il en est encore temps. Ce propos est sans doute exagéré, excessif. Mais il a suscité un débat. Incontestablement, la montée ou la banalisation de l’anti-israélisme va de pair avec une montée ou une banalisation de l’antisémitisme. C’est logique si, comme je le crois, l’anti-israélisme repose en fait sur des fantasmes antijuifs.
"(En Turquie) l’AKP, le
parti d’Erdogan, utilise les mécanismes de la
démocratie pour mettre un régime autoritaire néo-islamiste"
Vous avez écrit votre livre avant
les révolutions arabes. Quels changements percevez-vous ?
Plusieurs gouvernements sont tombés, d’autres sont menacés. Mais ces révolutions tendent-elles vers la démocratie au sens où nous l’entendons : vers un Etat de droit, vers la reconnaissance des libertés individuelles ou publiques, vers la liberté d’expression, vers la tolérance religieuse ? Ce n’est pas sûr. En Egypte, les « libéraux » qui ont joué un rôle déterminant dans la chute de Hosni Moubarak, notamment en utilisant Internet et les « réseaux sociaux » de type Facebook, ont été immédiatement mis à l’écart : le pays semble se diriger aujourd’hui vers un « compromis historique » entre le pouvoir militaire, toujours en place, et les Frères musulmans. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle de la Turquie, où l’AKP, le parti d’Erdogan, utilise les mécanismes de la démocratie pour mettre en place un régime autoritaire néo-islamiste. Les conséquences, pour Israël, ne sont pas favorables : les nouveaux dirigeants égyptiens parlent de remettre en cause le traité de paix signé par Sadate en 1979 ; Erdogan a rompu avec la vieille alliance turco-israélienne pour se rapprocher de l’Iran…
Mais il y a deux pays où tout est encore possible : la Syrie, où les démocrates sont peut-être plus influents que les islamistes, et l’Iran. Fouad Ajami, un universitaire américain d’origine libanaise chiite, a noté que la révolution iranienne avortée de 2009 était peut-être le véritable point de départ des révolutions arabes actuelles. Le jour où le régime khomeiniste tombera, l’Iran se tournera sans doute définitivement vers un système démocratique à l’occidentale. Et cela aura un impact considérable sur toute la région.
" J’ai eu la chance
de lire William Buckley en 1968"
Plus personnellement, quel rapport
entretenez-vous avec l’Amérique ?
Je me suis toujours senti proche, en tant que Français, des différents mouvements conservateurs ou néoconservateurs anglo-saxons. J’ai eu la chance de séjourner aux Etats-Unis vers l’âge de vingt ans, et d’y découvrir, au moment même où le néomarxisme triomphait en Europe, des « idéologies de la liberté » à la fois vivantes et pertinentes, dans la tradition de Montesquieu, Burke ou Tocqueville. J’ai eu la chance de lire William Buckley en 1968, au moment même où les étudiants parisiens dressaient des barricades dans le Quartier Latin ; et d’écouter en boucle la chanson des Beatles, Revolution (« Nous sommes pour l’évolution, pas pour la révolution ») plutôt que L’Internationale. Par la suite, j’ai eu pour maître Raymond Bourgine, le fondateur de Valeurs actuelles. Un homme d’une ouverture de pensée absolue, qui avait, lui aussi, opéré une synthèse entre le conservatisme anglo-saxon et le meilleur du conservatisme français.
L’histoire des relations intellectuelles franco-américaines
reste à écrire. La plupart des Français ignorent à quel point ils ont été
influencés par la démocratie américaine depuis deux siècles. Rares sont ceux
qui savent que la Révolution américaine de 1776-