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Par Pierre Prier, journaliste - Paru dans le Figaro du 18
février 2003
Au dernier moment,
Shadi a refusé de mourir. Refusé d'éparpiller son corps, de monter au paradis
en tuant au passage le maximum d'Israéliens. Shadi Bahalul n'est pas devenu un
martyr. C'était le 6 février. L'adolescent a ouvert la boucle de sa ceinture
spéciale contenant 20 kilos d'explosifs et l'a cachée dans les toilettes de la
mosquée de Taibeh, en secteur arabe-israélien.
Des militaires
israéliens, agissant probablement sur renseignement, l'attendaient à un barrage
volant. Aujourd'hui, Shadi semble se réveiller lentement d'un cauchemar. Assis
sur une chaise en plastique dans une prison israélienne proche de Tel-Aviv,
deux cigarettes dans le creux de sa main et les pieds entravés par une chaîne,
il habite mal un corps trop grand pour ses 18 ans. Il se tourne souvent vers
son interrogateur du Shin Beth, le service de sécurité intérieure israélien,
qui traduit. L'interrogateur a la trentaine, il sourit souvent, et questionne
Shadi en arabe comme un grand frère.
Shadi Bahalul assure
qu'on ne l'a pas forcé à ce petit groupe de journalistes. «C'est un honneur
pour moi», dit-il d'une voix basse. Entre deux phrases, il regarde le sol en
soupirant.
L'interrogateur n'a
pas dû avoir beaucoup de mal à capter sa confiance. Son histoire, s'il dit la
vérité, est celle de la rencontre banale d'un gosse paumé et influençable avec
un adulte prédateur. Shadi se décrit lui-même comme un solitaire : parents
divorcés, un frère aîné à qui il parlait peu, pas d'amis et une vie de petits
boulots, l'école terminée.
Ce profil intéresse
les sergents recruteurs du martyr. Les premiers candidats au suicide se
préparaient au sacrifice pendant des mois de transe spirituelle. Ils ont de
plus en plus été remplacés par une chair à canon hésitante. Des gosses perdus
envoyés à la mort en vitesse, de peur qu'ils ne changent d'avis. Quand Salah
Boukheiry est entré dans la vie de Shadi, l'adolescent s'est d'abord défilé.
Salah Boukheiry, si l'on en croit le récit de Shadi et les services israéliens,
est le chef d'une cellule du Djihad islamique, un petit groupe militaire
financé par l'Iran. Il a échappé jusqu'ici aux recherches israéliennes.
Il y a trois mois, il
repère Shadi au cours d'une réunion chez l'un de ses oncles : «Ce jour-là,
on a parlé politique. Après, il a commencé à m'aborder dans la rue. Il me
parlait d'une opération. Je n'étais pas d'accord. Je changeais de chemin quand
je le voyais arriver.» Shadi offrait peu de prise au recruteur, en dehors
de son malaise adolescent. La situation économique de la famille ? «Elle et
bonne, grâce à Dieu.»
La politique ? Shadi
affirme n'avoir appartenu à aucun mouvement. Il faut le questionner pour
apprendre que l'un de ses cousins, âgé de 13 ans, a été tué par les soldats
israéliens. Sa détestation d'Arafat, commune à de nombreux Palestiniens, ne
témoigne pas forcément d'une conscience politique. A peine le nom du raïs
est-il prononcé que le jeune prisonnier murmure une insulte où il est question
de la "mère" du dirigeant palestinien. «Arafat est responsable de
notre situation...»
C'est finalement
l'insistance de Boukheiry, jure-t-il, qui a décidé le jeune homme à marcher
vers la mort. «Il m'a rempli la tête... Il disait qu'on meurt tous un jour,
que les martyrs vont au paradis, que 72 vierges les attendent...»
Quand il accepte
enfin, il n'est plus qu'à une semaine de la mort. Boukheiry ne doit pas laisser
à Shadi trop de temps pour réfléchir, ou pour en parler à quelqu'un d'autre. «Ma
famille n'était pas au courant», jure le garçon. Comme beaucoup de
Palestiniens de son âge, Shadi n'est jamais allé en Israël. Il faut un
accompagnateur. Boukheiri en a déjà un sous la main. Ce dernier a lui aussi été
arrêté. 22 ans, l'air piteux, Tarik Basalat sera lui aussi présenté au petit
groupe de journalistes. Il n'a pas non plus le profil du fanatique.
Tout ce qu'il
voulait, c'était se marier. «Mais ça coûte cher, et je n'avais pas assez
d'argent. Quand Boukheiry l'a su, il m'a prêté 1 200 dollars, en me disant que
je les rembourserais quand je trouverais du travail.»
L'argent facile du
Djihad islamique, venu d'Iran, lui est au moins aussi utile que l'idéologie
pour attirer des exécutants. Basalat est ferré. Dans le plus pur style mafieux,
Boukheiry lui fait bientôt une «offre qu'il ne peut pas refuser». Soudain,
il lui réclame le remboursement de la somme, menaçant de «l'embarrasser» publiquement,
à moins qu'il ne lui «rende un service», en conduisant un jeune homme à
Taibeh, d'où il le mettra dans un taxi pour Netanya, la ville côtière
israélienne déjà victime de plusieurs attentats sanglants. Dans ce cas, le chef
de cellule du Djihad fera un geste et lui déduira 300 dollars sur sa dette...
Basalat affirme,
contre la vraisemblance, qu'il ignorait le but de la mission. Pendant ce temps,
Shadi vit dans l'effroi. «Dès que j'ai accepté, j'ai commencé à avoir peur»,
dit-il en regardant ses tennis. Le soir du 5 février, Boukheiry l'aborde : «C'est
pour demain.» Le matin même, il lui présente la ceinture, un objet
compliqué à poches multiples d'où dépassent de nombreux fils. «Quand je l'ai
vue, mes genoux ont commencé à trembler», dit l'adolescent. Boukheiry
montre le bouton qui va l'envoyer au ciel. «Il m'a dit : «Quand tu seras à Netanya, tu
cherches un endroit où il y a beaucoup de monde et tu te fais sauter.»
L'équipe, répartie
dans deux taxis et augmentée d'un troisième homme, entame un voyage complexe à
travers les chemins de contournement des territoires quadrillés par l'armée
israélienne. Shadi porte la ceinture, dissimulée sous des vêtements d'hiver. A
un moment, il exige que l'on s'arrête afin d'acheter des lunettes de soleil, «pour
avoir l'air israélien».
A plusieurs reprises,
les jeunes Palestiniens rebroussent chemin, s'arrêtent pour manger des
falafels, le sandwich traditionnel. Mais arrivés en secteur israélien, à
Taibeh, rien ne va plus. Aucun taxi ne veut les emmener à Netanya, les jeunes
gens soulevant probablement la méfiance des chauffeurs. Après avoir tourné en
rond, Basalat appelle Boukheiry sur le téléphone portable que l'homme du Djihad
leur a confié.
Selon Basalat,
Boukheiry répond qu'ils doivent changer de tactique : «Que Shadi se fasse
sauter au premier barrage où il y a des soldats.» Basalat affirme même que
Boukheiry s'emporte, «il disait qu'on lui avait promis de l'argent si la
mission réussissait, qu'il en avait besoin pour la fête à venir».
Mais Shadi ne veut
plus. Que se passe-t-il dans la tête de l'adolescent ? On ne peut lui arracher
que ces quelques mots : «Je ne voulais plus. C'est tout.» Il s'engouffre
dans la mosquée principale, cache la ceinture dans les toilettes. Le petit
groupe sera arrêté sur le chemin du retour. Probablement dénoncés. Shadi baisse
la tête. Que pense-t-il de Boukheiry ? «Qu'il meure...lui!»