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RENONÇONS-NOUS À NOTRE DIGNITÉ AU NOM DE LA LIBERTÉ D'EXPRESSION ?

DU BON USAGE DE LA LANGUE DE BOIS

 

Par André GRJEBINE,  Directeur de recherche au Centre d'études et de recherches internationales de Sciences po.

Article paru dans le Figaro  du 11 novembre 2004

 

La langue la plus parlée dans le monde n'est sans doute pas l'anglais, mais la langue de bois. C'est la langue de la non-communication et du repli sur des schémas stéréotypés. Elle rend possible la contamination par le fascisme, par le communisme, ou par toute autre logique qui donne une rationalité à l'irrationnel. Divers auteurs, en particulier Ionesco dans Rhinocéros, ont décrit la propagation de ce processus. Il ne faut pas croire que la «rhinocérite» est une maladie éradiquée. Elle revêt simplement une apparence différente d'une époque à l'autre.

 

En France, la langue de bois s'exprime de diverses manières, par exemple dans le caractère systématique des critiques adressées aux Etats-Unis en général et au président Bush en particulier. C'est néanmoins dans nos réactions face à la montée en puissance de l'islamisme, et de son prolongement armé terroriste, qu'elle se révèle avec le plus d'acuité.

Son rôle n'est pas moins important en la matière que ceux de la globalisation financière ou d'Internet et de certaines chaînes de télévision moyen-orientales. La globalisation facilite le financement de ces mouvements. Les nouveaux instruments de communication répandent les messages islamistes à travers le monde. La langue de bois permet, elle, de renoncer à notre faculté de juger, pour nous réfugier dans le conformisme ouaté du politiquement correct. Elle nous dispense ainsi d'affronter un problème angoissant qui exige clairvoyance et courage.

 

Depuis le 11 septembre 2001, les déclarations visant à absoudre l'islam de toute responsabilité dans la montée de l'islamisme et, a fortiori, dans le terrorisme se sont multipliées. Des prédicateurs islamistes tirent avantage de cette naïveté en pratiquant le double langage. Ils encouragent leurs fidèles à combattre les incroyants et plus généralement les sociétés occidentales, tout en vantant l'amour de la paix et de la tolérance de l'islam dans d'autres instances. C'est que l'hypothèse d'une confrontation avec le monde musulman paraît – à juste titre – si redoutable, notamment en raison de la présence de nombreux musulmans au sein même des pays occidentaux, qu'il est tentant de présenter le terrorisme islamiste comme un phénomène isolé, comme si sa référence à l'islam était injustifiée, sinon fortuite.

 

La confusion qui prévaut alors interdit de cerner correctement le problème, empêche bon nombre de musulmans de prendre conscience de l'engrenage de la haine dans lequel une lecture fondamentaliste de leur religion les enferme, rend plus difficile la tâche de ceux qui veulent moderniser l'islam, c'est-à-dire relativiser son message initial en le replaçant dans son contexte historique.

 

Ainsi, plutôt que de prendre au sérieux les messages obscurantistes que vont porter dans nos banlieues des personnages comme Tariq Ramadan ou quelques représentants de l'UOIF, certains développent des raisonnements compliqués pour expliquer que le double langage de ces prédicateurs est une façon subtile d'amener à la raison et à la modernité des jeunes qui ne pourraient pas saisir ce message s'il était asséné trop directement.

Sans être dans le secret des dieux, on peut quand même s'étonner que le résultat de ces prédications soit une montée de l'islamisme et de ses prolongements. Faut-il supposer que leurs auteurs sont d'une telle maladresse qu'ils obtiennent systématiquement les résultats opposés à ceux qu'ils recherchent ?

 

On nous explique qu'à un moment ou un autre, toutes les religions sécrètent le fanatisme et l'intolérance et de citer à l'appui de cette assertion les luttes tribales décrites dans la Bible ou l'Inquisition, qu'il aurait fallu inventer si elle n'avait pas existé, tant elle se révèle commode pour dédouaner les fanatismes modernes. George W. Bush lui-même serait un cas tout aussi flagrant d'anachronisme religieux que les prédicateurs musulmans les plus obtus. Dans le conflit entre les Etats-Unis et l'Irak, n'est-ce pas Saddam Hussein qui représentait la laïcité plus que le président américain ? Du reste, n'affirme-t-on pas souvent, non pas à Kaboul ou Riyad, mais à Paris, voire même dans les milieux intellectuels censés être informés, que Bush et Sharon sont bien plus dangereux que Ben Laden ? En réalité, ce qui définit une société démocratique et laïque, ce n'est pas que ses dirigeants soient ou non croyants, ni même qu'ils manifestent leur foi en public, mais qu'ils imposent ou non leurs croyances à l'ensemble de la population. Ce n'est évidemment pas le cas du président Bush, aussi critiquable que soit en la matière son comportement.

 

On nous dit enfin qu'al-Qaida, les Etats islamiques qui financent de tels mouvements, les Frères musulmans, les innombrables prédicateurs islamistes, les chaînes de télévision ou les sites Internet qui prêchent l'antisémitisme et les sentiments antioccidentaux où des jeunes des banlieues qui agressent de jeunes juifs à la sortie des écoles n'ont rien à voir les uns avec les autres et surtout avec la religion dont ils se réclament. Mais simultanément, les mêmes ou d'autres stigmatisent ceux qui critiquent le Coran pour la violence de certains passages, notamment dans des sourates hostiles aux chrétiens et aux Juifs.

 

Rappeler que Mahomet était également un chef politique et militaire est considéré comme un signe manifeste d'«islamophobie». En somme, ni le passé et en particulier le message originel, ni le présent ne doivent être évoqués pour juger l'islam. Doit-on alors se contenter de mentionner des penseurs médiévaux, effectivement remarquables, en négligeant qu'ils ont rencontré une vive opposition des milieux religieux, qu'ils furent persécutés et qu'ils n'étaient souvent pas plus représentatifs de l'islam que Voltaire ne l'était du christianisme ou Soljenitsyne du communisme ?

 

Les fidèles d'une religion ou les militants d'une idéologie tendent toujours à exonérer celle-ci des perversions qui lui sont attribuées, en expliquant que son message a été mal compris ou que ceux qui se livrent à ces perversions ne se référent au Livre sacré que pour déguiser des motivations plus douteuses. Ils peuvent ainsi se lancer dans des raisonnements compliqués pour prouver, et surtout se prouver, que le communisme stalinien n'a rien à voir avec Marx ou Lénine et l'islamisme avec l'islam. Ces exercices d'occultation des textes qui visent à en montrer à tout prix la pérennité n'ont évidemment rien à voir avec l'indispensable travail d'exégètes qui les replacent dans leur contexte historique et mettent en évidence le caractère obsolète de certains passages qui ne peuvent plus servir de référence.

 

Il serait sans doute tout aussi absurde d'ignorer le lien existant entre l'islam et tous ceux qui s'en réclament que de les amalgamer tous, en les considérant comme un ensemble homogène. Il est évident que la plupart des musulmans vivant dans des pays occidentaux n'ont rien à voir, non seulement avec les agissements des terroristes, mais même avec l'islamisme, et les désapprouvent au fond d'eux-mêmes. Mais, aussi nombreux qu'ils soient, ils ne forment pas les couches actives qui décident de l'évolution et qui parfois représentent l'islam aux yeux de l'opinion publique, avec l'aval de certains milieux bien-pensants et des pouvoirs publics soucieux d'«organiser les communautés». Les minorités agissantes sont ici autrement plus importantes que les masses passives.

Il faut parfois un certain courage pour résister à la pression de ceux qui se réclament à la fois de la révélation et de leur notoriété.

 

Au nom de la liberté d'expression, nous acceptons les déclarations les plus incendiaires contre nos sociétés, notre liberté de penser, notre mécréance. En revanche, nos nouveaux bien-pensants établissent un cordon sanitaire autour de ceux qui rejettent la langue de bois. La candidature de Robert Redeker au poste de directeur de programme au Collège international de philosophie a ainsi été récemment rejetée au motif, semble-t-il, que dans un article publié quelques jours après le 11 septembre 2001 il critiquait la «cécité volontaire» d'intellectuels de gauche face à l'islam. [J. Attias, Chasse aux sorcières chez les philosophes, L'Arche n° 558, septembre 2004]. En même temps, les pouvoirs publics tentent souvent d'amadouer les islamistes plutôt que de condamner leurs agissements avec la vigueur nécessaire.

 

L'islamisme est pourrait-on dire le porte-voix des ennemis des démocraties laïques et surtout de ceux qui tentent d'aller dans cette voie au sein même des pays musulmans. Il ne serait pas si redoutable si son message rétrograde n'était pas répercuté par d'innombrables relais et si, au contraire, les défenseurs de ces démocraties laïques n'étaient pas si timorés. Jamais aucune religion n'a évolué de son plein gré, mais toujours sous l'emprise des événements et face à l'adversité. Selon qu'elle sera dictée par la résignation ou au contraire par la volonté de résister à l'islamisme, l'attitude des pays occidentaux ne manquera pas de jouer un rôle majeur dans le progrès ou la régression de la liberté de pensée dans le monde. Le moins que l'on puisse dire est que la langue de bois si répandue dans nos sociétés est à cet égard de mauvais augure.

En nous résignant, nous favorisons les avancées islamistes dans nos pays, mais surtout dans le monde musulman, précipitant ainsi une menace que nous croyons écarter par notre angélisme. La prophétie de Churchill en 1938 : «Vous aviez le choix entre la guerre et le déshonneur. Vous avez le déshonneur et vous aurez la guerre» est toujours aussi actuelle.