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Jocelyn
Grange
Le
figaro - 22 avril 2006,
LES
ISLAMISTES indonésiens ont essuyé un tir de barrage. Leur projet de loi antipornographie, soumis au Parlement après qu'un éditeur
local a annoncé la parution d'une version indonésienne du magazine Playboy,
a peu de chance d'être adopté. «Nous devons protéger la jeunesse de
la pornographie, mais il suffirait pour cela de renforcer le code pénal»,
affirme Bambang Harymurti,
le rédacteur en chef de l'hebdomadaire Tempo. Selon lui, les conservateurs
musulmans, qui ont obtenu 20% des voix aux dernières élections législatives,
auraient d'autres ambitions : «Imposer un modèle arabo-islamique.» Leur
projet de loi ne mentionne pas la charia, mais il en a l'allure. Il prohibe
toute forme de nudité et d'érotisme dans les arts et les médias, ainsi que
les baisers échangés en public. Il impose aux femmes de se couvrir les jambes
et les épaules et leur interdit de circuler la nuit sans un homme adulte de
leur famille. Les contrevenants risquent des punitions allant de 50 000 euros
d'amende à 6 ans d'emprisonnement.
Contestation en Papouasie
La
première riposte est venue des Balinais qui ont surnommé le projet «la
troisième bombe» en référence aux attentats antioccidentaux de 2002 et
2005. Ils craignent qu'une loi interdisant aux étrangères de bronzer en bikini
porte un coup fatal au tourisme, dont ils tirent 90% de leurs revenus. Bali
l'hindouiste s'inquiète aussi pour sa culture. «Devrons-nous supprimer
les baisers rituels de nos cérémonies et détruire nos temples de la fertilité
?», a demandé un «grand prêtre» à la tribune du Parlement.
La
contestation s'est propagée ensuite aux îles du Grand-Est.
En Papouasie-Occidentale, les élites locales ont
fait remarquer que la loi pourrait conduire en prison le tiers de leur communauté.
De nombreux Papous sont vêtus d'un simple étui pénien et leurs femmes, poitrine
à l'air, d'une jupe en fibres végétales. Le projet soulève autant de craintes
aux îles Moluques où les populations chrétiennes et musulmanes se répartissent
à part égale. L'assemblée provinciale a condamné une loi pouvant «raviver
les tensions interconfessionnelles» qui ont fait
10 000 morts de 1999 à 2002.
Le
texte, qui sera soumis au vote en juin, suscite des réactions plus contrastées
dans les régions très majoritairement musulmanes. Il est accueilli avec indifférence
dans les quelques provinces qui ont introduit des éléments de la charia après
le processus de décentralisation initié en 2001. Mais il provoque une levée
de bouclier à Java-Centre et Java-Est où se concentrent la moitié des 200 millions de musulmans
indonésiens. «Les Javanais ont un univers spirituel dans lequel l'érotisme
et la sensualité sont très présents», explique Ki Dalang Wardjudi,
un poète de Yogjakarta. «Leur pratique religieuse
se nourrit aussi des rites et des croyances qui ont précédé l'arrivée de l'islam.»
Selon
lui, cette culture syncrétique serait menacée par la loi antipornographie.
Il faudrait effacer certains bas-reliefs du Borobudur, le plus grand temple
bouddhiste d'Asie, recouvrir les épaules dénudées des danseuses de Serimpi, qui racontent l'épopée hindouiste du Râmâyana, et censurer le théâtre d'ombre javanais
dont certaines marionnettes ont les parties génitales dévoilées. Il faudrait
aussi supprimer le culte de la reine des mers du Sud, une déesse animiste
qui confère depuis des siècles leur légitimité aux sultans musulmans de Java.
L'ancien président Abdurrahman Wahid, un ouléma proche de cet islam traditionaliste, est
donc monté au créneau. «Je poserai tant d'amendements à cette loi que le
Parlement ne pourra jamais l'adopter», a-t-il déclaré. Sa confrérie, le
Nadhlatul Oulama (NU), 40 millions
de militants, le soutien massivement. «Ces débats sont une perte de temps,
le Parlement ferait mieux de s'occuper du chômage et de la pauvreté», affirme
le directeur d'une école coranique affiliée au NU.
A
Jakarta, où l'islam d'inspiration wahhabite a beaucoup progressé ces dernières
années, la fronde a été menée par les artistes et les féministes. Les premiers
dénoncent un «suicide culturel» et les secondes une «régression».
Le battage médiatique est tel que les classes moyennes, plutôt favorables
à la loi au départ, y sont maintenant opposées. «Le projet islamiste suppose
des bouleversements socioculturels qui leur font peur», explique une journaliste
locale. L'Indonésie changerait en effet de visage si la loi était adoptée.
Les lycéennes des écoles publiques, qui portent des jupes aux genoux et des
chemisettes à manches courtes, devraient changer d'uniforme. Les mannequins
vantant les mérites de produits cosmétiques seraient bannis des centres commerciaux
et les télévisions ne diffuseraient plus de spectacle de Dangdut, une danse très populaire que l'on exécute en se déhanchant
lascivement sur des mélodies arabo-hindoues.
Plus
d'islam mais pas trop quand même
La
vague de réislamisation qui traverse l'archipel indonésien depuis trente ans
n'a pas encore atteint le cap de la charia. Les musulmans conservateurs l'ont
compris et font marche arrière. «La loi ne devra pas violer les droits
des femmes ou les coutumes locales, ni freiner la créativité populaire», a
déclaré Hidayat Nur Wahid, leur chef de file au Parlement. Même le très radical
Parti de la justice (PKS), majoritaire dans plusieurs banlieues de la capitale,
doit composer. A Tangerang, il a autorisé le baiser
en public à condition qu'il ne dépasse pas cinq minutes. «Je n'ai jamais
vu d'amoureux s'embrasser si longtemps dans la rue, y compris en Europe où
j'ai souvent voyagé», commente ironiquement Sisti,
une étudiante en marketing. Dans un district voisin, également détenu par
le PKS, des miliciens ont molesté une femme circulant seule à la tombée de
la nuit. L'agression a provoqué un tollé général. Les édiles locaux ont pris
acte. Leurs administrés veulent plus d'islam, mais pas trop quand même.