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Par Laure
Marchand
Le Figaro du 02
septembre 2006
Une réunion interministérielle à Ankara se penche sur cette pratique tribale.
LES
ENFANTS étaient formels : leur mère s'est empoisonnée sous leurs yeux en
avalant de la lessive. La police a refermé le dossier sur les témoignages de
ses deux fils. Il fallut l'insistance d'un frère de la victime, immigré à
Istanbul, pour relancer la piste criminelle de l'enquête. Et l'autopsie a
finalement révélé une mort par strangulation. Delal
(1), elle, avait tenté de résister à un mariage forcé avec son cousin en
fuguant, avant de céder, résignée, aux menaces paternelles. Elle portait encore
sa robe de mariée lorsqu'elle a entendu à travers la cloison de la chambre
nuptiale ce que sa tante lui réservait pour sa nuit de noces : «Elle a sali
notre famille, poussons-la par la fenêtre, nous n'aurons qu'à dire qu'elle s'y
est jetée toute seule.»
Dans
le sud-est du pays, des morts de femmes apparemment volontaires cachent en fait
des crimes commis au nom de l'honneur. Dans certains cas, il s'agit de meurtres
déguisés en suicide. Dans d'autres, de suicides forcés. La jeune fille,
harcelée, finit par passer elle-même à l'acte, avec l'arme à feu, la corde ou
le poison mis à sa disposition. «On peut l'enfermer dans une pièce un mois,
jusqu'à ce qu'elle craque», raconte Nilufer
Yilmaz, conseillère à l'association Ka-mer, qui lutte
contre ces meurtres traditionnels.
En
Turquie, des femmes, essentiellement kurdes, sont encore victimes de cette
«coutume» consistant à tuer celle qui a souillé le «namus»,
l'honneur de la famille. La condamnation à mort est généralement décidée
après un viol, une relation hors mariage, une rumeur ou un comportement jugé
transgressif, comme le simple fait de se promener dans la rue avec un homme.
Selon les statistiques officielles, 250 femmes ont perdu la vie au nom de cette
«tradition» ces six dernières années. Mais ces meurtres, couverts par le clan,
demeurent largement sous-estimés.
Entré
en vigueur en juin 2005, le nouveau Code pénal turc a renforcé les peines
contre les auteurs de ces crimes, qui risquent désormais l'emprisonnement à
vie. Les circonstances atténuantes pour cause de «provocation» très
généreusement accordées par les juges ont été supprimées. Mais la réforme
législative, votée sous la pression de l'Union européenne et des associations
féministes turques, n'a pas encore eu l'effet escompté. Elle pourrait même être
à l'origine de faux suicides visant à échapper au durcissement législatif,
avancent des associations de défense de droit des femmes. «Des familles
mettent la pression sur la fille en lui répétant : «Si tu te tues, tu
éviteras la prison à ton frère», estime Nilufer
Yilmaz.
22 suicides en moins d'un mois
L'ampleur
du phénomène est difficile à cerner. Une enquête du psychiatre Aytekin Sir, professeur à l'université de Diyarbakir,
révèle que plus du tiers des personnes interrogées approuvent le crime
d'honneur dans une affaire d'adultère et que 3,3% estiment qu'il faut forcer la
fautive à se suicider. «Avant, on savait lorsqu'un crime d'honneur avait
lieu car les familles pouvaient agir en toute impunité, explique Sultan Yel, coordinatrice de Selis, le
centre d'accueil pour les femmes de la ville de Batman. Ce n'est plus le cas
aujourd'hui. On se pose des questions : faut-il établir un lien avec la forte
augmentation de suicides ?»
Une
vague de suicides frappe la population féminine de Batman, notamment les
adolescentes. Cette ville de 250 000 habitants, au sud-est, a connu son dernier
pic au printemps : 22 jeunes filles se sont donné la mort en moins d'un mois.
Ces drames se déroulent dans des immeubles gris plantés le long d'avenues sans
âme où s'entassent les dizaines de milliers de familles chassées de leur
village par la guerre entre l'armée turque et les séparatistes du PKK dans les
années1980-1990. «Entre les traumatismes du conflit, l'exil forcé, la
pauvreté ou la violence conjugale, les femmes cumulent déjà tous les facteurs
de risques de suicide, résume Aklime Aybek de Selis. Mais parfois,
ça ne colle pas du tout.»
Comme
l'histoire de Berivan qui s'est suicidée l'an dernier
en rentrant d'un mariage. «La rumeur rapporte que son oncle l'a assassinée
car elle portait un pantalon, relate Sultan Yel. En
avril, sa cousine de 10 ans s'est tuée à son tour. L'entourage a déclaré que la
fillette avait vu une émission à la télé traitant des suicides et qu'elle avait
voulu essayer.»
D'autres
villes dans les provinces du sud-est du pays, comme Van ou Sanliurfa,
souffrent des mêmes maux que Batman. L'ONU, alertée par ces «suicides», a
diligenté une enquête dans la région en mai dernier. Yakin
Erturk, rapporteur des Nations unies sur la violence
contre les femmes, a estimé à la fin de sa tournée que certains faits exposés
n'étaient pas «des suicides ordinaires», ajoutant que «les autorités
devraient être très méticuleuses dans l'examen des cas suspects».
Mais
les déclarations de décès provoqués par des accidents de tracteur ou des
défenestrations donnent rarement lieu à des investigations. «La famille
s'accorde sur une version et la police traite ses affaires de façon routinière,
confirme Nadide Kurul,
avocate membre de l'Association pour le droit des femmes du barreau de
Diyarbakir. Si un proche ne rompt pas la loi du silence, obtenir des
informations s'avère tout simplement impossible.»
(1)
Les prénoms ont été modifiés.