www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
Refonder la Pensée Théologique Islamique
Par Ghaleb Bensheikh
16 janvier 2015
Notre nation a connu une terrible épreuve. L’ignominie et le
terrorisme abject ont frappé au cœur de Paris. Un véritable carnage. Et nous
ne pouvons pas nous contenter seulement de dénoncer ces actes qui nous révulsent
et de condamner leurs auteurs, sans réserve, ni nous résoudre dans une résignation
morose à subir la prochaine attaque... D’ailleurs, qui dit dénoncer entraîne
aussitôt qu’il faut annoncer : clamer haut et fort qu’aucune raison, si légitime
soit-elle, ne saurait justifier le massacre des innocents et aucune cause,
si noble soit-elle, ne prépose la terreur aveugle. Nous scandons jusqu’au
ressassement ce que nous avons toujours proclamé : on ne peut pas et on ne
doit pas se prévaloir d’un idéal religieux pour semer la haine.
Il se trouve que des individus fanatisés affiliés à des
groupes islamistes djihadistes ont décidé de déclencher une conflagration
généralisée s’étalant sur un arc allant depuis le nord Nigéria jusqu’à l’Île de
Jolo. Et, l’élément islamique y est franchement impliqué. Chaque jour que Dieu
fait, des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une
certaine idée de l’Islam avec toutes les logorrhées dégénérées qui usurpent son
vocabulaire et confisquent son champ sémantique, devenus anxiogènes. Les
exactions qui sont commises nous scandalisent et offensent nos consciences.
L’incendie ne semble pas fixé, bien au contraire, ses flammes voudraient nous
atteindre en Europe et nous brûler, chez nous, en France.
Nous ne cèderons jamais à la psychose. C’est une déclaration
de résistance et d’insoumission face à la barbarie.
Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons,
hommes et femmes de bonne volonté, mais surtout de nous autres musulmans de
l’éteindre. Il est de notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce
qui l’attise et l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à telle
injonction ni parce que nous sommes sommés de nous « désolidariser ». Nous
agissons de la sorte, avec dignité, mus que nous sommes par une très haute idée
de l’humanité et de la fraternité.
Nous ne cèderons jamais à la psychose. C’est une déclaration
de résistance et d’insoumission face à la barbarie. C’est aussi notre
attachement viscéral à la vie, à la paix et à la liberté. Après l’affliction et
la torpeur, il est temps de reconnaître, dans la froideur d’esprit et la
lucidité, les fêlures graves d’un discours religieux intolérant et les
manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des
lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées,
repliées sur elles-mêmes.
En effet, le drame réside dans le discours martial puisé
dans la partie belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à une vision
du monde dépassée, propre à un temps éculé - qui n’a pas été déminéralisée ni
dévitalisée. Des sermonnaires doctrinaires le profèrent pour « défendre » une
religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que sa caducité ou son
obsolescence, il est temps de le déclarer antihumaniste.
Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage,
plus qu’un aggiornamento, plus qu’un
rafistolage qui s’apparentent tous à une cautérisation d’une jambe en bois,
c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en
appeler, je ne cesse pour ma part, de le requérir et je m’étais égosillé à
l’exprimer. En finir avec la « raison
religieuse » et la « pensée magique »,
se soustraire à l’argument d’autorité, déplacer les préoccupations de l’assise
de la croyance vers les problématiques de l’objectivité de la connaissance,
relèvent d’une nécessité impérieuse et d’un besoin vital. L’on n’aura plus à
infantiliser des esprits ni à culpabiliser des consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les
entreprendre d’urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la
politique d’avec la religion, l’égalité
foncière entre les êtres, la liberté d’expression et de croyance, la garantie
de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence, l’Etat de
droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés.
Face à la barbarie, il vaut mieux vivre peu, debout, digne
et en phase avec ses convictions humanistes que de vivre longtemps en
louvoyant, en étant complice, par l’inaction, de ce qu’on réprouve.
Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien
à voir avec l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien et le discours
imprécatoire ne fait jamais avancer les choses.
Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix, c’est
l’hospitalité, c’est la générosité... Bien que nous le croyions
fondamentalement et que nous connaissions la magnanimité et la miséricorde
enseignées par sa version standard, c’est bien aussi une compréhension
obscurantiste, passéiste, dévoyée et rétrograde d’une partie du patrimoine
calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite la
dirimer. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout. Les glaciations
idéologiques nous ont amenés à cette tragédie généralisée. Nous devons les
dégeler. La responsabilité nous commande de reconnaître l’abdication de la
raison et la démission de l’esprit dans la scansion de l’antienne islamiste
justifiée par une lecture biaisée d’une construction humaine sacralisée et
garantie par « le divin ». Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux
et de s’affranchir des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabilité
d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont d’évidence,
une réalité objective. Nous l’affirmons. Et nous en tirons les conséquences. Je
regrette que nous ne l’ayons pas fait dans notre pays, en France. Aucun
colloque de grande envergure n’a pu se tenir, aucun symposium important n’a été
organisé en vue de subsumer la violence « inhérente » à
l’islam ; pas la moindre conférence sérieuse n’a été animée pour
pourfendre les thèses islamistes radicales. Il est vrai que la pusillanimité et
la frilosité de nos hiérarques nous ont causés beaucoup de torts. Leur incurie
nous laisse attendre, tétanisés, la tragédie d’après. Face à la barbarie, il
vaut mieux vivre peu, debout, digne et en phase avec ses convictions humanistes
que de vivre longtemps en louvoyant, en étant complice, par l’inaction, de ce
qu’on réprouve.
Encore de nos jours, dans de nombreux pays, à populations
musulmanes, des régimes politiques sévissent sans légitimité démocratique. Ils
gouvernent en domestiquant la religion et en idéologisant la tradition. Ils
manipulent la révélation pour des fins autres que spirituelles. Quel crédit peut-on
accorder à leur participation à la coalition qui bombarde le prétendu « Etat
islamique » alors que les criminels fous furieux du califat de la terreur
appliquent leurs doctrines et soutiennent leurs thèses ? La monstruosité
idéologique de l’EIIL, dénommée Daesh, c’est le wahhâbisme en actes, rien
d’autre. C’est le salafisme dans les faits, la cruauté en sus.
Nous sommes encore, dans des contrées, sous
« climat » islamique, à l’ère de la criminalisation de l’apostasie,
des châtiments corporels, de la minoration de la femme, de la captation des
consciences et de la discrimination fondée sur la base religieuse. Et cela au
vingt-et-unième siècle, après en avoir « mangé » une décade et demie ! Or, on
ne jauge le degré d’avancement éthique d’une société qu’à l’aune du sort des
minorités en leur sein. Même si, in fine,
dans une société libre, laïque et démocratique, il n’y a de majorité et de «
minorité » qu’au Parlement. Parce que le citoyen y est appréhendé in abstracto
de l’appartenance confessionnelle ou d’autres spécificités singulières…à quand
la citoyenneté pour tous, chrétiens, yézidis, bahaïs, juifs, athées ?
Un corpus polémologique virulent a existé dans la tradition
islamique classique. Il est le véritable et le seul référentiel des groupes
djihadistes. Il doit être totalement proscrit. Nous avons la responsabilité et
le devoir de combattre la réactivation de tous les processus qui l’installent
et l’érigent en commandements célestes. Il incombe aux dignitaires religieux,
aux imams, aux muphtis et aux théologiens de décréter plus que son
inconvenance, mais le reconnaître comme attentatoire à la dignité humaine et
contraire à l’enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde que recèle grandement
la Tradition. Renouer surtout avec l’humanisme d’expression arabe qui a prévalu
en contextes islamiques à travers l’histoire et le conjuguer avec toutes les
spiritualités et les conceptions philosophiques éclairées du progrès et de la
civilisation. Il est consternant que cet humanisme soit oblitéré, effacé des
mémoires et totalement occulté. Les noms d’al-Asma ’i, de Tawhidi, de
Miskayawayh sont méconnus à cause d’une présentation de l’histoire atrophiée et
mutilante. C’étaient eux et leurs émules qui avaient assis les fondements d’une
civilisation impériale à l’architecture palatiale défiant l’éternité. Il est
plus affligeant encore que, dans la régression terrible que nous connaissons,
ces grands noms soient ignorés de leurs propres et lointains descendants.
L’extrémisme est le culte sans la
culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ;
l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.
Savoir endiguer la déferlante extrémiste, ravaler le
délabrement moral, guérir du malaise existentiel, en finir avec l’indigence
intellectuelle et la déshérence culturelle. Aller vers l’universel. Ne pas
s’arcbouter sur les particularismes irrédentistes. Telle est la vision
programmatique pour sortir de l’ornière dans laquelle nous nous débattons.
L’extrémisme est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance
sans la connaissance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.
L’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir, la
science et la connaissance sont les maîtres-mots combinés à la culture et
l’ouverture sur le monde avec l’amour du beau et l’inclination pour les valeurs
esthétiques afin de libérer les esprits de leurs prisons, élever les âmes, flatter
les sens, polir les cœurs et les assainir de tous les germes du ressentiment et
de la haine.
Gageons qu’après cette terrible tragédie, il y aura un
véritable éveil des consciences afin de conjurer les ombres maléfiques de
l’intolérance et du rejet pour construire ensemble, chez nous, en France, une
nation solidaire et fraternelle avec un engagement commun au service de la
justice et de la paix. Cette nation reconnaîtra tous ses enfants sans
exclusive, sans ostracisme. Notre modèle de vie dans une société ouverte, libre
et démocratique, respectueuse des options métaphysiques et garante des
orientations spirituelles de ses membres, pourra être transmis ailleurs et
devra inspirer davantage les sociétés majoritairement musulmanes. Pour peu,
surtout, que les rapports internationaux ne soient plus empreints de realpolitik ni d’indignations
sélectives, ni de complaisance vis-à-vis des autocrates, ni de compromission
avec des Etats « intégristes ». Faisons de cet événement tragique un
avènement spécifique : un moment historique, inaugural d’une ère promise
d’entente et de paix entre les peuples et les nations.