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LA FRANCE N'EST PAS ONUSIENNE, ELLE EST ANTIAMÉRICAINE !

 

Par Jean François Revel, écrivain et journaliste
Propos recueillis par Baudouin Bollaert et Jean de Belot  et parus dans le Figaro du 8 septembre 2003.

 

L'Amérique est-elle en train de s'enliser en Irak ?
Jean-François REVEL. – Dire que l'Amérique s'enlise, c'est un peu un lieu commun. On l'a déjà dit au début de la guerre, or celle-ci n'a duré que trois semaines. Nous sommes maintenant dans la période d'après-guerre et tout ce qui arrive était parfaitement prévisible. Pour construire une démocratie, il faut des démocrates. Les Irakiens ne sont pas démocrates et les affrontements entre chiites, sunnites et Kurdes pour savoir qui prendra le pouvoir ne doivent étonner personne. D'autre part, contrairement à ce qui a été dit ici ou là, les troupes américaines au départ ont été bien accueillies, elles ont même été acclamées par la population irakienne. La dictature de Saddam Hussein a été particulièrement sanglante et les Américains ont découvert de nombreux charniers et des chambres de tortures. Saddam a vraiment été l'un des dictateurs les plus cruels du XXe siècle.

 

N'y a-t-il pas ce qu'on pourrait appeler une stratégie du chaos derrière les attentats qui ont eu lieu récemment à Bagdad ou ailleurs ?
JFR - La guérilla qui sévit aujourd'hui ne vise pas uniquement les troupes américaines ou anglaises puisque les terroristes – on ne sait toujours pas de qui il s'agit exactement – ont fait exploser le siège des Nations unies à Bagdad. Ils ne s'en prennent donc pas seulement à l'unilatéralisme américain. Ils s'en prennent aussi à l'ONU, ce qui complique beaucoup la gestion de l'après-guerre. Il y a une xénophobie généralisée chez les Irakiens, comme dans beaucoup de pays arabes. Elle vise tous les Occidentaux et les organisations internationales.

 

Les Américains n'ont-ils pas sous-estimé le chaos qui allait suivre leur intervention ?
JFR - Nous nous trouvons devant un peuple incapable de se gouverner lui-même et qui, en même temps, ne veut pas que les autres s'occupent de lui : la situation est quasi insoluble. Cette contradiction est typiquement arabo-musulmane, c'est un trait de civilisation. Personne ne s'en tirerait beaucoup mieux que les Américains. Pour moi, l'essentiel était de débarrasser les Irakiens de la dictature de Saddam et du danger qu'il représentait pour la région. Et c'est fait.

 

Pour le partage des responsabilités en Irak, croyez-vous à un rapprochement possible entre les Etats-Unis et les pays du «camp de la paix» ?
JFR - L'expression «camp de la paix» m'a toujours fait sourire. Avez-vous vu les manifestants qui en font partie se mobiliser contre le génocide qui se déroule au Soudan depuis près de vingt ans et qui a fait plus d'un million de morts ? Ou contre les massacres en série qui se sont déroulés en Sierra Leone ou au Liberia ? Ce ne sont pas des manifestants pour la paix mais des manifestants antiaméricains. Quant aux gouvernements ayant pris position contre les Etats-Unis – et qui, eux, ont des capacités d'analyse politique plus développées –, le problème est qu'on ne voit pas quelle solution ils proposaient pour résoudre la question Irakienne...Les Américains n'auraient pas demandé mieux que d'accepter un partage des responsabilités si la France n'avait pas menacé de brandir son veto au Conseil de sécurité. Notre ministre des Affaires étrangères s'est transformé en commis voyageur, en Afrique notamment, pour inciter à voter contre les Etats-Unis. Ce fut une faute de goût considérable. Autant la France avait le droit de dire «non, je n'approuve pas l'intervention militaire pour le moment et je ne m'y associerai pas», autant elle n'aurait pas dû se muer en centrale de propagande antiaméricaine...Dans le charmant vocabulaire politique français, on traite Tony Blair de «caniche de Bush» et on multiplie les déclarations arrogantes à l'égard de l'Espagne, de l'Italie, de la Pologne et des autres pays du Vieux Continent qui ont suivi les Américains. C'est la façon délicieuse dont nous méprisons les autres membres de l'Union européenne. Pourtant, eux aussi ont bien le droit d'avoir leur position ! Le rêve d'une Europe à 25 ou à 30 qui serait entièrement gouvernée par la France et l'Allemagne est totalement dépassé. C'est de l'histoire ancienne.

 

Que doit répondre aujourd'hui la France aux offres de partage des rôles faites par les Etats-Unis ?
JFR - Logiquement, la France devrait voter oui au Conseil de sécurité parce qu'on ne peut pas à la fois reprocher aux Américains leur prétendu unilatéralisme et refuser leurs propositions quand il s'agit d'offres multilatérales. Mais ça n'en prend pas le chemin. Le problème est que la position française est moins onusienne qu'antiaméricaine. On va néanmoins forcément s'orienter vers une solution internationale où les Nations unies joueront un rôle important, et c'est une bonne chose. A un an de l'élection présidentielle, Bush y a intérêt. Une majorité de l'opinion américaine souhaite le retour des boys et, d'autre part, comme l'économie repart aux Etats-Unis, le président peut gagner son pari et obtenir un second mandat.

 

Le fait qu'on ne trouve pas d'armes de destruction massive en Irak ne vous gêne-t-il pas ?
JFR- Il est pourtant certain que Saddam Hussein en avait : c'est bien avec des gaz et des armes biologiques qu'il a exterminé les Kurdes et les chiites au début des années 90. Comme on n'avait pas la preuve que Saddam Hussein s'était débarrassé de ces armes, la prudence élémentaire, alors qu'il refusait de jouer le jeu, était donc d'intervenir : c'est l'application du principe de précaution. Si nous autres Européens vénérons le principe de précaution quand il s'agit de la vache pourquoi ne pas l'appliquer lorsqu'il s'agit d'un dictateur ?

 

Peut-on, comme le voudraient les Etats-Unis, implanter un modèle de démocratie matérialiste et libérale dans des pays à culture si différente ?
JFR - Je ne vois pas pourquoi la démocratie serait matérialiste. Je trouve que les pays communistes l'étaient ou le sont – comme la Chine – beaucoup plus. Mais pour répondre à votre question, oui, il est très dificile d'implanter la démocratie. Elle a surgi en Europe à l'issue d'un très long processus. Des volets de liberté se sont affirmés petit à petit avec l'apparition de l'entreprise, puis la conquête de la liberté intellectuelle, notamment en matière scientifique. Cela ne s'est jamais passé dans les pays islamiques puisque la seule vision du monde admise est celle du Coran. De même, sur le plan du droit, l'Europe a connu dès le Moyen Age une séparation du droit ecclésiastique et du droit personnalisé par le roi ou l'empereur. Cette séparation n'existe pas dans les pays musulmans. Il existe néanmoins chez certains d'entre eux, aujourd'hui, des fragments de démocratie. En Tunisie, par exemple. Où au Pakistan, par périodes, quand les militaires ne reprennent pas le pouvoir. On pourrait imaginer des pays qui, sans être totalement démocratiques, ne piétineraient pas non plus complètement les libertés.

 

Le risque n'est-il pas de susciter en Irak un régime qui serait pire que le précédent pour la stabilité de la région ?
JFR- Je ne crois pas : il serait difficile d'aller aussi loin dans la terreur que Saddam Hussein ! Il avait une obsession de l'extermination : c'est par millions que les Irakiens ont disparu. Si vous prenez un régime autoritaire comme l'était celui du shah d'Iran, une relative liberté y régnait à condition de ne pas s'attaquer à la famille impériale et à ses intérêts. J'ajoute que si le shah a été renversé par les Ayatollahs, ce n'est pas parce qu'il avait instauré une dictature mais, surtout, parce qu'il avait voulu affranchir les femmes de l'esclavage musulman.

 

Et l'Iran d'aujourd'hui ?
JFR- Actuellement les ayatollahs ont une grande partie de la population contre eux. Khatami a été élu président parce qu'il passe pour un libéral. Les Etats-Unis sont dans l'expectative. La contestation de la jeunesse et l'effondrement économique du pays pourraient conduire à la chute du régime. Les Américains ont donc intérêt à laisser ce processus de dégradation se poursuivre sans intervenir. Certes, l'Iran a des centrales nucléaires qui pourraient être détournées de leur objectif civil et il finance des mouvements terroristes en Israël ou au Liban. Il figure dans la liste des «Etats gredins» du département d'Etat. Mais, vu l'opposition croissante au régime religieux, les Etats-Unis parient sur une évolution interne en contrôlant toute éventuelle menace.

 

Pour revenir à l'Irak : comment éviter le chaos ?
JFR - On peut y arriver en s'appuyant sur certains éléments irakiens qui, durant le règne de Saddam Hussein, ont vécu en exil à l'étranger et ont baigné dans la civilisation démocratique. C'est d'ailleurs le cas de la plupart de ceux qui font parti du Conseil provisoire mis en place à Bagdad. Mais ça ne sera pas facile.

 

Il y a aussi le risque de voir arriver au pouvoir des partis islamistes démocratiquement élus...
JFR - Le risque de voir des partis non démocratiques gagner des élections n'est pas nouveau. Nous l'avons vécu en Europe avec les victoires de Hitler et de Mussolini ! L'un des inconvénients de la démocratie c'est qu'elle peut se retourner contre elle-même. Dans les pays de l'Europe de l'Est récemment libérés on a vu revenir au pouvoir les anciens communistes. Mais sous d'autres noms et avec d'autres politiques...
Vous savez, la démocratie a beaucoup progressé dans le monde depuis 20 ans. L'Amérique latine en 1980 n'avait pratiquement que des dictatures. Aujourd'hui ce n'est plus le cas. Certes les démocraties n'y sont pas parfaites – ce n'est pas la Suisse ! – mais les droits fondamentaux sont respectés et les garanties juridiques existent. Il y a quelquefois des retours en arrière comme au Pérou, mais ça ne dure pas. En Russie, en Asie du Sud-Est et même en Chine la démocratie se développe. La Chine depuis une vingtaine d'années s'est tournée vers l'économie de marché et le Parti communiste au pouvoir ne pourra pas perpétuellement tout contrôler. Il y aura un jour une contradiction telle entre les réalités économiques et le système politique en place que celui-ci sautera ou devra fonctionner d'une tout autre manière. Il y a donc des raisons d'être optimiste quant à l'évolution démocratique du monde, même si l'Afrique fait exception. Le recul de la Côte d'Ivoire en est un triste exemple. Il existe à New York une organisation qui s'appelle "Freedom House" qui publie chaque année un état de la démocratie dans le monde en appliquant une quantité de critères : élections ou pas élections, multipartisme, indépendance de la justice, liberté de la presse, liberté de circuler, etc. Elle classe les pays en pays totalement libres, à moitié libres ou pas libres du tout. Dans cette dernière catégorie, on ne trouve plus guère que Cuba et la Corée du Nord...

 

Quand il ne provoque pas la lassitude, le modèle occidental est de plus en plus critiqué de l'intérieur. Par les «altermondialistes», par exemple. Comment l'expliquez-vous ?
JFR - L'autocritique fait partie de la démocratie, par définition. Comment pourrait-elle se corriger autrement ? Mais cette lassitude dont vous parlez me laisse un peu sceptique. Car en démocratie on a toujours intérêt à se déclarer insatisfait pour grappiller quelque chose. En France, par exemple, ce sont les catégories sociales les plus favorisées – celles qui travaillent pour l'Etat – qui récriminent le plus. Le propre des démocraties est donc de sécréter l'expression du mécontentement. Personne n'a la naïveté de se déclarer satisfait de son sort. Quant aux altermondialistes, ce ne sont que d'anciens gauchistes recyclés dont on ne comprend pas très bien les propositions.

 

Mais nos sociétés occidentales repues ne vous paraissent-elles pas de plus en plus déprimées et «psychotropiques» ?
JFR - Je ne suis pas médecin ! Mais, personnellement, je ne perçois pas beaucoup cette déprime. La vie en France n'est pas spécialement difficile, les revendications portent sur des améliorations. On peut très bien plaider que la France est en déclin. Mais au niveau de la vie quotidienne, ça ne se remarque pas tellement. Le chômage est, bien sûr, trop élevé. Mais il tient à la politique que nous avons menée et qui a été approuvée – à tort – par le corps électoral. Il est de 9 à 10% chez nous, alors qu'il est de 5% dans l'«affreux» Royaume-Uni et de 3,5% dans l'Autriche de l'«ignoble» Haider.

 

Diriez-vous, comme Nicolas Baverez, que la France est un pays qui tombe ?
JFR - Oui. Il donne des chiffres et des exemples précis. Mais à toutes les époques on a parlé de décadence, donc cette notion est très relative. D'autre part, on a tendance à idéaliser le passé. Quand on dit, par exemple, que Paris en 1900 était la capitale culturelle du monde, ce n'est pas vrai. Il y avait aussi Vienne, Londres ou Berlin. Méfions-nous de l'illusion rétrospective. En 1935, la principale puissance mondiale était la Grande-Bretagne et je me souviens d'ailleurs qu'il y avait à l'époque une anglophobie comparable à l'américanophobie d'aujourd'hui. Nous étions alliés aux Anglais, nous imitions leur manière de vivre, mais en même temps nous étions anglophobes ! Cela dit, il est certain que les deux guerres mondiales n'ont pas contribué à faire avancer la France. Elle s'est retrouvée par deux fois complètement ruinée, surtout après la deuxième, comme la plupart des pays européens, ce qui explique la montée des Etats-Unis.

 

Et la naissance du projet de construction européenne...?
JFR- Un projet qui a très bien évolué. Mais si l'Union européenne est aujourd'hui une grande entité économique qui fonctionne, ce n'est pas vrai sur le plan politique. C'est un lieu commun que de le rappeler.

 

Cette grande entité économique est néanmoins incapable de générer sa propre croissance...
JFR - Ah si, quand même ! Souvenez-vous de l'entre-deux-guerres : chaque pays européen vivait barricadé derrière des barrières protectionnistes et les chômeurs se sont comptés par millions. La situation ne se compare pas ! Nous n'avons rattrapé notre niveau de vie de 1914 qu'en 1950, et le PIB français a augmenté autant entre 1950 et 1975, comme l'a calculé Alain Cotta, qu'entre la mort de Louis XIV et 1950