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L'AUTRE MUR D'ISRAËL
Article paru
dans L'Expansion du 25 Mai 2005
En
misant sur le tout high-tech, les businessmen israéliens ont sorti leur pays de
la crise. Et ils l'ont éloigné un peu plus de ses voisins arabes.
Un nouveau mur se construit entre Israël et ses voisins. Moins spectaculaire
que la barrière de béton censée arrêter les terroristes, il pourrait pourtant
se révéler bien plus infranchissable. Ce mur n'a ni miradors, ni mitrailleuses
: il est économique, scientifique et technologique.
Tournant le dos à un monde arabe enfermé dans un tragique retard, Israël, cet
Etat qui fut imaginé longtemps avant que d'être, s'est inventé un nouveau rêve
: devenir au xxie siècle un des tout premiers centres mondiaux de la haute
technologie, sorte d'hybride de la Silicon Valley et de Singapour. Pour y
parvenir, l'Etat hébreu a décidé de bâtir une économie ultramoderne,
ultralibérale, tournée vers le grand large et globalisée, capable d'assurer sa
réussite sans rien devoir à son environnement hostile. « Chaque année, l'écart
technologique se creuse avec le monde arabe, et cette tendance devient
exponentielle », constate le banquier Stéphane Boujnah.
Israël est en passe de gagner ce nouveau pari, réussissant encore une fois à
transformer ses faiblesses géographiques et historiques en ressources et en
forces. Ici, la nécessité fait loi, la contrainte est un moteur, et c'est parce
qu'il n'y a presque rien qu'on veut tout inventer. Ainsi, puisqu'il lui fallut,
dès le premier jour, se défendre les armes à la main, Israël s'est doté d'une
armée ultramoderne.
Ne pouvant mobiliser que de faibles contingents de soldats, Tsahal (1), avec
l'aide de la France, puis celle des Etats-Unis, est devenue une des armées les
plus high-tech du monde. Dans les laboratoires et les bureaux d'études de la
défense israélienne sont mis au point des systèmes si sophistiqués qu'ils
ramènent au rang de jouets grossiers les gadgets de James Bond. Les drones, ces
petits avions sans pilote qui ont révolutionné la guerre moderne, dopent les exportations
militaires. Un savoir-faire qui rejaillit dans le civil.
« La moitié de nos exportations industrielles - hors
militaires - proviennent de la haute technologie, et nous consacrons 4 % du PIB
à la recherche », souligne Shraga Brosh, le président de l'Association des
industriels.
Les paysages de Galilée rappellent parfois la Toscane avec ses collines
arrondies, ses oliviers et quelques cyprès. Mais il y manque l'élégance des
villas patriciennes et l'opulence des cités-Etats. Seuls alternent les villages
arabes poussiéreux, les cubes blancs des villes nouvelles israéliennes dressées
comme des châteaux forts et les pôles de haute technologie. Sur la route qui
s'enfonce au coeur de cette Galilée millénaire, on croise parfois, image
immuable, un Bédouin poussant ses chèvres sur un sol ocre et rocailleux. Mais,
quelques kilomètres plus loin, le centre de Yoqneam, entre Haïfa et Nazareth,
évoque plus la Californie high-tech qu'un paysage biblique. Les collines sont
hérissées de petits buildings de verre et d'acier qui affichent les sigles de
quelques-unes des entreprises les plus performantes d'Israël. Et l'élégante
secrétaire qui nous accueille au siège de la société Given Imaging parle un
anglais appris à Berkeley.
Ici, on fabrique une capsule de science-fiction dont même Jules Verne n'avait
pas eu l'idée. La PillCam, qui n'est guère plus grosse qu'une gélule
d'antibiotique, embarque néanmoins une minicaméra, un éclairage, une batterie
et un émetteur pour un voyage de l'oesophage à la sortie naturelle qui remplace
de nombreuses endoscopies douloureuses et dangereuses. C'est parce qu'il
mettait au point les systèmes de guidage du missilier militaire Rafael que
l'officier-ingénieur Gaby Iddan a imaginé, il y a une dizaine d'années, ce
petit vaisseau exploratoire des intestins. « Quand vous savez réaliser des
vidéos dans un environnement hostile comme celui d'un missile en vol, vous
pouvez miniaturiser cette technologie pour faire fonctionner une microcaméra
dans un intestin », explique modestement l'inventeur.
Créée en 1998, Given Imaging est une entreprise cotée à Tel-Aviv et à New York,
au Nasdaq, où elle est évaluée à 1 milliard de dollars. « Nous employons plus
de 300 personnes », se félicite son PDG, Gavriel Meron. Cet économiste de
formation, qui croit autant au marché qu'à son Dieu - il ne quitte jamais sa
kippa -, souligne que son entreprise est bénéficiaire depuis l'an dernier.
Given Imaging symbolise bien le redémarrage spectaculaire de l'économie
israélienne, et aussi les incertitudes qui planent sur l'avenir : petite
société à l'échelle mondiale, elle voit arriver avec crainte un concurrent
japonais de poids, Olympus. Installée dans une région instable, cette start-up
s'est sentie obligée d'implanter une « usine de réserve » en Irlande, au cas où
la situation tournerait mal en Israël...
Car Israël est une force fragile. Le pays sort d'une crise grave, une récession
économique aiguë où se sont conjuguées, au tournant de l'an 2000, l'explosion
de la bulle Internet et les violences de la seconde Intifada. Isolé, petit en
taille et en population - à peine plus de 6 millions d'habitants, dont plus de
1 million d'Arabes israéliens -, ce pays peut moins que les autres se permettre
une aphasie économique. A chaque fois, c'est sa survie qui est en jeu. Son histoire
et sa fragilité le condamnent à la croissance.
La récession - mitoun, en hébreu - est un mot qui fait peur ici. Après le
formidable dynamisme des débuts, le premier mitoun survient en 1964. Il ne
s'achèvera qu'avec la guerre des Six-Jours, en juin 1967. Pour revenir, encore
plus brutal, avec les révisions stratégiques et les nouvelles dépenses
militaires imposées par la grande frayeur de la guerre du Kippour, en octobre
1973. Israël doit alors reconfigurer à prix d'or son équipement militaire. Les déficits,
l'endettement et une inflation galopante en seront les conséquences. Une
situation tellement dangereuse que le travailliste Shimon Peres devra imposer
un consensus national - réunissant autour du gouvernement les patrons et les
responsables de la grande centrale syndicale Histadrout - pour enrayer les
dérapages sans diminuer les crédits de défense.
Mais il faudra la survenue d'un miracle pour redresser vraiment la situation,
explique Sami Friedrich, patron de Shaldor, le plus grand cabinet de conseil de
Tel-Aviv. L'arrivée de plus de 1 million de "juifs russes"
(d'ailleurs pas toujours juifs), à partir de la fin des années 80, va fournir
un sang neuf et un moteur à l'économie israélienne. Près de 40 % ont une
formation supérieure - médecins, ingénieurs, techniciens, économistes. Et,
surtout, plusieurs centaines d'entre eux sont des "génies" des
nouvelles technologies. » Aujourd'hui, quand on demande son chemin dans un des
pôles technologiques qui ont fleuri à travers le pays, on ne s'étonne pas qu'on
vous réponde en russe : si les immigrés sont loin d'avoir tous assimilé
l'hébreu, ils maîtrisent parfaitement l'informatique, la biologie, la physique
et les mathématiques.
Depuis 1991, 24 « incubateurs » - pépinières d'entreprises - ont été créés. Ils
ont permis le lancement d'un millier de projets, dont plus de 45 % sont devenus
de véritables entreprises de haute technologie, où l'on retrouve, outre les «
génies » russes, tout ce qu'Israël compte d'inventeurs et d'hommes d'affaires.
(....)
Le secteur des biotechnologies et du matériel médical est un des autres points
forts de l'économie israélienne : l'entreprise Teva, qui emploie 13 000
personnes, est ainsi le leader mondial des médicaments génériques. « Nous
sommes un pays de serial entrepreneurs », commente Yahal Zilka, le responsable
de Magnum Communications Fund, une de ces sociétés de capital-risque qui ont
fleuri dans le sillage du boom technologique. « Ici, les gens ont le goût du
risque et du mouvement. C'est l'association de la technologie, de l'argent, de
la mobilité, d'un système légal favorable, de la volonté de gagner des marchés
avec un lien privilégié avec les Etats-Unis qui explique nos succès »,
renchérit Yoram Oron, qui a créé Vertex, un autre fonds de capital-risque.
Israël est le deuxième pays, derrière les Etats-Unis, pour l'importance du
capital-risque : 10 milliards de dollars ont été levés entre 1992 et 2002, et
1,5 milliard en 2004 pour la seule haute technologie, plus qu'en France. Plus
de 100 sociétés sont cotées au Nasdaq, ce qui place Israël en troisième
position derrière les Etats-Unis et le Canada.
Les grandes entreprises américaines ont compris depuis longtemps l'intérêt de
s'implanter ici. Au début des années 70, Intel, Motorola, Texas Instruments,
IBM, Digital, National Semiconductor et, plus tard, Microsoft ont ouvert leurs
premiers centres de recherches en Israël. Ils employaient alors quelques
dizaines de chercheurs. Aujourd'hui, ils en font travailler des centaines. Car
Israël peut se féliciter de posséder plusieurs universités ou centres
d'excellence, comme l'Institut Weizmann, l'université Ben-Gourion ou le
Technion d'Haïfa, qui forment de remarquables ingénieurs.
Mais le MIT de l'Etat hébreu, c'est d'abord l'armée. En particulier ses unités
high-tech les plus secrètes. Tout le monde passe sous les drapeaux : trois ans
pour les garçons et deux pour les filles. Ceux qui entrent dans les unités
secrètes signent généralement pour six ans. A 18 ans, une telle expérience
marque les personnalités. Elle explique le côté rugueux de la plupart des
jeunes Israéliens. On n'apprend pas les bonnes manières dans les casernes. Ni
quand on se fait tirer dessus. « Mais on y acquiert une maturité précoce, on
apprend à décider vite, à assumer des responsabilités et à faire face au risque.
Cela fait des gens très aptes à lancer des affaires », souligne Daniel Rouach,
professeur à l'ESCP de Paris et au Technion d'Haïfa.
L'armée sélectionne les meilleurs pour ses centres de recherches et ses unités
d'élite. Pendant longtemps, c'était un secret. Mais, aujourd'hui, c'est tout
juste si le gouvernement n'en fait pas la publicité pour démontrer aux
investisseurs étrangers que le pays a formé les troupes de choc du business
moderne. Gadi Mazor, le PDG d'Onset, entreprise spécialisée dans la reconnaissance
vocale, ne cache pas qu'il a passé plusieurs années dans la très secrète unité
8-200 de Tsahal. C'est de cette même « université » du renseignement que sont
sortis les fondateurs de Nice Systems, société spécialisée dans la numérisation
de données. Le patron de la Banque Mizrahi, Yacov Perry, est l'ancien chef du
redoutable Shin Bet, la DST israélienne. De 1986 à 1994, son nom était secret
d'Etat. Récemment, ce personnage à lunettes noires et crâne rasé a été la
vedette d'une émission de téléréalité.
Le business de la sécurité est florissant. Après les vagues d'attentats de la
seconde Intifada, les contrôles sont devenus omniprésents : un vigile, qui
fouille les sacs, est posté à l'entrée de chaque lieu public. La vigilance est
depuis longtemps une seconde nature et un business. Israël exporte ses systèmes
de surveillance - caméras, scanners, systèmes d'identification, détecteurs
d'explosifs. Des installations vidéo surveillent les rues sensibles, repérant
grâce à des programmes informatiques tout ce qui peut ressembler à un
comportement anormal. Big Brother veille, et bien peu s'en plaignent.
Mais surtout, le pays a refusé obstinément de céder à la peur. La vie nocturne
de Tel-Aviv ne s'est jamais interrompue. En avril 2003, une bombe a explosé dans
un bar à côté de l'ambassade américaine, tuant trois jeunes et en blessant une
vingtaine. L'endroit, sur le front de mer, est à nouveau plein de monde. Dans
le quartier des affaires, au pied des immenses tours de verre qui font des
clins d'oeil à Manhattan, on ne compte plus les restaurants chics, japonais ou
français. Bien qu'une bombe ait encore fait cinq morts dans un autre
night-club, le 25 février, on se bouscule dans ces rues qui ont des allures du
downtown new-yorkais.
L'argent, manifestement, ne manque pas. Au moins pour certains. Tous ceux qui
applaudissent à la politique « thatchérienne » de Benyamin Netanyahou. Dès son
arrivée au ministère des Finances, il y a bientôt deux ans, « Bibi » avait
stigmatisé le poids excessif du secteur public (55 % de l'économie) et annoncé
son intention de multiplier les privatisations. C'est chose faite pour
l'essentiel du système bancaire, les ports, la compagnie aérienne El Al, la
majorité du secteur coopératif, bientôt les télécoms et quelques éléments de
l'industrie militaire. (...)
Netanyahou peut dire merci à l'Intifada. Les kamikazes palestiniens et l'état
d'urgence créé de facto par le terrorisme ont contribué à faire passer ces
pilules amères mais efficaces. La croissance est repartie depuis l'an dernier (plus
de 4 % en 2004), la Bourse a grimpé de 100 % en deux ans, le tourisme est en
pleine reprise et le chômage - qui reste trop élevé - est repassé sous la barre
des 10 %.
Libéralisme, ouverture sur le monde, encouragements à l'investissement,
privatisations et développement sans prise en compte des autres pays de la
région, le programme de « Bibi » est bien loin du rêve travailliste d'un Shimon
Peres qui, naguère, avait évoqué la création d'un « marché commun du
Proche-Orient ». « Nous ne pouvons pas élaborer nos plans dans l'attente que
les choses bougent », se justifie Joseph Bachar. (...)
Après plusieurs années passées à Austin pour Motorola, un ingénieur américain,
qui a créé Wintegra, une start-up de semi-conducteurs, avoue qu'il a « été
surpris » par Netanyahou. « Mais il a donné la liberté d'entreprendre,
ajoute-t-il. C'est important, car il ne suffisait plus de partager la pénurie.
»
Certes, mais c'est peut-être là le côté sombre de cette réussite. Israël, à
l'image de ses modèles ultralibéraux, devient une société à deux vitesses. A
côté des princes de la nouvelle économie, 20 % de la population vit au-dessous
du seuil de pauvreté. Certains jeunes soldats ne prendraient pas leurs
permissions pour profiter de la nourriture de la caserne. « Un homme sur
quatre, 10 % des ouvriers et 600 000 enfants sont pauvres, martèle Efraim
Zilony, responsable du secteur économique de la Histadrout. Chaque année, les
inégalités s'aggravent. » Même le patron des patrons, Shraga Brosh, admet qu'un
« pays aussi isolé qu'Israël ne peut pas se permettre d'avoir près de 10 % de
chômeurs ».
Tout cela semble bien étrange à Mme Chavale. A 72 ans, cette kibboutznik de la
première heure parcourt, désenchantée et nostalgique, les baraques collectives
aujourd'hui désertées du kibboutz Nasholim, au sud d'Haïfa. Dorénavant, les
kibboutzniks préfèrent vivre dans des maisons particulières et travailler en
dehors de la coopérative. Dans les champs, des immigrés thaïlandais ont
remplacé les Palestiniens. Une partie des bâtiments ont été réaménagés en motel
de luxe, avec 89 chambres louées entre 60 et 190 dollars la nuit.
Mme Chavale admet avec tristesse que l'idéal égalitaire des kibboutz « était
peut-être une illusion ». « Il était difficile de traiter à égalité ceux qui
travaillaient dur et ceux qui tiraient au flanc. Et compliqué d'accepter les
ordres de certains quand on se considérait tous comme égaux. » Aujourd'hui,
c'est grâce à cet hôtel et à son « manager » venu du privé que sa retraite est
payée à la fin du mois. Et ce que Mme Chavale ne sait pas encore, c'est que
Shamir Optical, l'entreprise high-tech d'un autre kibboutz, vient de faire son
entrée au Nasdaq.
(1) forces armées d'Israël