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LA FIN DE LA PARTIE D’ECHECS
Obsédés par l’Irak, nous avons perdu de vue le reste du monde.

PAR GARRY KASPAROV, ancien champion du monde d’échecs, président du Front Civil Uni en Russie. 

2 Decembre 2006 –journal  d’opinion

Traduit par Stéphane Teicher pour www.nuitdorient.com

 

Durant ces dernières années, les dictateurs et les terroristes ont gagné du terrain, et à juste raison. La catastrophe de plus en plus profonde en Irak a éloigné la seule superpuissance mondiale de ses vrais objectifs, et affaibli les USA aussi bien politiquement que militairement. Face à un nouveau leadership au Congrès, qui menace de faire la même faute –ne pas voir l’Irak comme seulement une pièce d’un plus grand puzzle –il est temps de revenir aux bases du planning stratégique.

Trente ans passés à jouer aux échecs ont enraciné en moi l’importance de ne jamais perdre de vue le tableau dans son ensemble. Prêter trop d’attention à une seule partie de l’échiquier peut rapidement conduire à l’effondrement de votre position toute entière.

L’Amérique et ses alliés sont tellement concentrés sur l’Irak qu’ils cèdent du terrain sur toute la carte. Même les vagues objectifs de la guerre ambiguë du Président Bush contre le terrorisme ont été mis de côté par la crise à Bagdad.  

Les USA doivent se recentrer et reconnaître l’échec de leur politique étrangère post-11 Septembre. Les attaques préemptives et le renversement de dictateurs étaient ou n’étaient pas un bon plan, mais au moins c’était un plan. Or, si on attaque l’Irak, l'éventualité de poursuivre l’Iran ou la Syrie doit être mise aussi sur la table. Au lieu de cela, les USA se trouvent en train du superviser une guerre civile, tout en faisant des concessions ailleurs, sans discontinuer.

Cette dure situation est le résultat de la seule chose pire que l’échec d’une stratégie: l’incapacité de reconnaître, ou d’admettre, qu’une stratégie a échoué. Depuis l’invasion de l’Irak en Mars 2003, la Corée du Nord a testé l’arme nucléaire. L’Iran accélère ouvertement son programme d’enrichissement de l’uranium, tout en versant de l’argent au Hezbollah et au Hamas. Les Talibans réapparaissent en Afghanistan. Pratiquement hors de tout contrôle, la Somalie est en train de devenir un refuge pour al Qaeda. Le pire de tout, c’est la réponse à la question qui relie tous ces fusibles qui sautent : Non, nous ne sommes pas plus en sécurité qu’avant.  

Les germes de cette situation ont été semés lors du seul véritable succès obtenu par l’Occident. L’attaque contre les Talibans et al Qaeda en Afghanistan a tellement bien réussi que les USA et leurs alliés n’ont pas analysé toutes les raisons de ce succès. Presque tous les acteurs de la scène mondiale ont bénéficié de l’attaque contre l’Afghanistan. La déroute des Talibans Sunnites a ravi l’Iran. La Russie et la Chine n’aiment pas avoir l’extrémisme religieux à leurs frontières. L’Inde était contente de voir les USA lancer une attaque directe sur des terroristes musulmans.

Seul le Pakistan s’est trouvé soumis à des pressions inconfortables, bien que même là, Pervez Musharraf ait réussi à jouer sur les deux tableaux suffisamment bien, pour apparaître comme un allié essentiel de l’Occident, pendant que les terroristes et les armes traversaient librement ses frontières. Le Général Musharraf a porté à la perfection la formule le présentant comme le seul rempart contre les extrémistes, ce qui lui permet d’avoir l’immunité pour sa dictature. Non seulement il y avait là une convergence de l’opinion mondiale aidée par une sympathie envers les USA après le 11/9, mais les méchants de service étaient vraiment des méchants, et nous savions où ils se trouvaient. Comme la suite des évènements nous l’a appris, bombarder efficacement des terroristes était une occasion rare.

Bien sûr, il faut tirer des leçons de ses défaites, mais trop souvent, on oublie d’évaluer les raisons de nos succès. On les considère comme acquis. Les USA ont lancé la charge en Irak sans analyser les difficultés beaucoup plus grandes que représenterait l’après guerre dans ce pays, et comment ce travail serait compliqué par l’opinion globale de plus en plus hostile aux aventures militaires de l’Amérique. Le rôle de l’Amérique comme "le méchant flic" a été un échec sur la scène globale. Sans la présence américaine en Irak, comme cible et comme bouc émissaire, les Irakiens auraient été forcés de prendre des décisions politiques difficiles qu’ils évitent de prendre aujourd’hui. Nous ne saurons pas si l’Irak peut se débrouiller tout seul avant que les troupes US le quittent. Et pendant ce temps là, la Corée du Sud et la Chine refusent d’agir contre la Corée du Nord, tout en accusant les USA de conduite provocatrice. A quelle allure leur attitude changerait-elle si les USA retiraient leurs troupes de la péninsule coréenne ? Ou si le Japon—sans parler de Taiwan—annonçait des plans de développement d’armes nucléaires?

De Caracas à Moscou et à Pyongyang, chacun suit son agenda tout en ignorant le Président Bush et l’ONU. Ici en Russie, par exemple, Vladimir Poutine reçoit l’appui de Mr. Bush pour devenir membre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), tout en vendant des systèmes avancés de missiles de défense aériens à l’Iran, et tout en imposant des sanctions à la Géorgie, elle-même membre de l’OMC . L’adhésion à l’OMC ne profitera pas aux Russes ordinaires, mais elle apportera une plus grande couverture à Mr. Poutine et à son gang d’oligarques, pour rançonner le pays et blanchir l’argent à l’étranger, sans craindre de résistance de la part d’un Occident distrait, discrédité et affaibli.

On peut ne pas savoir ce qui marche, mais on a beaucoup d’exemples de ce qui ne marche pas, et on ne peut pas continuer à les ignorer. Seule super puissance mondiale, les USA commencent à s’effilocher. La moindre intervention cause du ressentiment, et même de nombreux alliés traditionnels s’opposent presque ouvertement aux plans US. La politique étrangère excessivement proactive des Etats-Unis a aussi permis aux autres nations d’éviter de prendre la responsabilité de leur propre sécurité, et d’éviter de prendre les décisions difficiles qu’implique cette responsabilité.

Dans le même temps, l’ONU est devenue l’exemple parfait d’une institution brisée. Quand les leaders ont peur d’agir pour de bon, ils s’adressent à l’ONU, où ils savent que rien de tangible ne sera réalisé. Les résolutions sont régulièrement ignorées sans conséquences, et en fait, sont ouvertement bafouées. Le Hezbollah a fièrement agité des armes quand l’armée Israélienne a quitté le Liban, et les soldats Israéliens kidnappés attendent toujours d’être libérés.

Alors, que faire ?  "Mission accomplie" en Irak, sans plaisanter. Les objectifs d’origine — déposer Saddam Hussein et tenir des élections — ont été atteints. Bâtir une nation n’a jamais été à l’ordre du jour, et n’a pas à y être ajouté maintenant. Toutes les troupes alliées du monde ne parviendront pas à empêcher le peuple de poursuivre sa guerre civile, si tel est son choix. Tant que les leaders Musulmans en Irak et ailleurs ne voudront pas affronter leurs éléments radicaux, les étrangers seront des spectateurs, dans la ligne de feu.

Quant à la stabilité, si les troupes alliées quittent l’Irak : Quelle stabilité ? Je ne dirais pas que la situation peut empirer—si nous avons appris quelque chose, c’est que les choses au Moyen Orient peuvent toujours empirer; mais au moins la dynamique actuelle de la mort pourrait changer. Et avec le changement, il y a toujours un espoir d’amélioration. Sans changement, on attend un résultat différent de la même conduite, une chose que quelqu’un a une fois défini comme une insanité.

 

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