www.nuitdorient.com
accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site
RAMALLAH VIT EN SILENCE
SON ECLATANT BOOM ECONOMIQUE
ou Beverly Hills
en Samarie
De Daniele Ranieri
Paru dans "Il Foglio" le 30/03/10
Boutiques de luxe, investisseurs
à Ramallah et secrets inavouables
Samar Daoud, une blonde de trente-cinq ans en pullover blanc
à col roulé, nous ouvre la porte vitrée de sa boutique du centre de Ramallah,
capitale des territoires autonomes administrés par l’Autorité Palestinienne,
pendant qu’à l’extérieur des ouvriers finissent de travailler aux vitrines et à
l’enseigne, «Lifestyle». A l’intérieur, tout de blanc
reluisant, est exposé le plus chic de la mode italienne : souliers, bottes,
robes des collections hivernales, Gucci, Prada,
Roberto Cavalli, Just Cavalli, Dolce&Gabbana.
Samar est la propriétaire de ce commerce et c’est elle-même qui passe
directement les commandes en Italie par téléphone : "J’ai ouvert il y a
six mois" - dit-elle au journaliste du Foglio
- amusée de répondre aux questions d’un journal italien, de ce pays d’où
proviennent toutes ces merveilles luxueuses qui l’entourent. "J’ai
ouvert ce commerce en payant de mes propres poches et maintenant tous mes
actifs sont déjà en territoire positif. Je sais que tout ça peut paraître
bizarre à un étranger, mais ici, la mode, ça marche fort. Les gens achètent"
- Et les prix? "Tout dépend. Une paire de souliers coûte normalement
300 euros, mais je considère que ce que je fais est une mission, il s’agit de
changer les attentes et ce que les Palestiniens ont dans la tête".
La mission de Samar est décidément au delà de ce
qu’elle-même peut penser du haut de son poste d’observation griffé et
privilégié.
Ramallah vit en silence son éclatant boom économique. Depuis
deux ans, les prix des logements, qui montaient en flèche déjà en 2005, ont
subi une croissance de 300 %. Les touristes occidentaux viennent et les fonds
étrangers circulent. La compagnie koweitienne de télécommunication Wataniya a décidé depuis peu d’investir 700 millions de
dollars en Cisjordanie, "parce que le marché du téléphone a un
potentiel immense et que la situation est stable" nous informe Allan
Richardson, un Irlandais, PDG de la branche palestinienne de la compagnie.
Partout à Ramallah on peut voir les énormes affiches rouges de la Wataniya : "Belle couleur, non? Ça a un énorme
pouvoir de persuasion".
La même ferveur commerciale parcourt toute la “capitale”.
"Regarde ! De purs chefs-d’oeuvre ! Ces
écrins viennent de Syrie, toute leur surface est recouverte d’arabesques, c’est
petit, mais quel poids. Ça vaut 22.000 dollars" - Les dagues d’argent,
avec manches en corne, sont dans des étuis et ont été disposées en éventail sur
une table de verre, la moins chère d’entre elles vaut déjà 1000 dollars. Quant
aux tapis, il y en a partout, sur les planchers, empilés par couches, sur les
meubles, sur les murs, suspendus à partir de l’étage supérieur d’où ils débordent.
La propriétaire de la "galerie d’art" est radieuse: "Regarde,
cette galerie, elle m’a coûté un demi million de dollars, parce qu’ici on n’est
dans le centre de Ramallah, mais je l’ai déjà remplie pour plus d’un million de
dollars de marchandise". - Et les clients ? "Pour 60% ce sont
des Occidentaux, il en vient beaucoup par ici" - Même des Italiens ? "Oui, par exemple des journalistes des
chaînes de télé. Mais 40 % de mes clients, ce sont des Palestiniens, souvent
des femmes. Elles viennent seules, choisissent, achètent, et puis repartent, et
c’est comme ça d’une fois à l’autre".
Ceux des Palestiniens qui s’y connaissent en affaires et en économie parlent un
anglais suave et clair: les "majors indicators", disent-ils, sont tous optimaux. Et
dans ce cas précis, les "majors indicators" ce sont ces facteurs, comme
l’augmentation des prix de l’immobilier, l’arrivée d’investisseurs étrangers,
qui leur permettent de mesurer à vue d’oeil si
l’économie va bien et si le moment de s’enrichir est arrivé ou si, par contre,
les choses vont mal et qu’il est temps de se préoccuper. Depuis deux ans le
marché de l’immobilier de Ramallah s’est emballé, la valeur des logements a
d’abord doublé pour ensuite tripler, selon Bashir Barghouti, un entrepreneur immobilier de la région.
Au moins dix mille familles qui
reçoivent un chèque de pension de la “Social Security” américaine
À Matzioun, le plus beau quartier
de la capitale de l’Autorité nationale palestinienne, un “dounam”
de terrain, équivalant à près de mille mètres carrés, a une valeur minimale de
1 million de dollars- et malgré de tels prix, partout des ouvriers sont en
train de construire, comme sur ce chantier d’un mall
commercial de cinq étages en forme de château-fort. Barghouti
se rappelle qu’en 2002 il a acheté un terrain près de Matzioun
pour 150 000 dollars et que maintenant ce même terrain en vaut 1 million, soit
six fois plus.
Il sort sur la terrasse et montre au loin avec la main : "Là-bas? c’est la ligne des quartiers israéliens et on ne peut pas
construire au delà. La demande sur le marché de l’immobilier reste toutefois
élevée, et comme l’offre reste limitée, les prix, eux, ne cessent d’augmenter,
d’autant plus que l’espace disponible reste ce qu’il est et que les
investisseurs étrangers continuent à venir acheter pour faire construire.
L’année dernière deux grandes entreprises du Qatar sont arrivées ici et ensuite
il y a aussi les investisseurs palestiniens, surtout ceux de la diaspora.
Beaucoup sont partis pour l’Amérique, il y a trente ans, et, après avoir
accumulé un patrimoine là-bas, ils reviennent se construire une maison ici".
Barghouti rit, une cigarette à la main : "Tu
sais qu’il y a à Ramallah au moins dix mille familles qui reçoivent un chèque
de pension de la “Social Security” américaine et maintenant ils veulent
investir dans la pierre."
Il y a deux écoles de pensée: ceux qui disent - j’ai
une terre, si je la cultive, j’arrive à faire entre 20 et 25 mille dollars tout
au plus à l’année mais si je la vends, j’en retire immédiatement 3 millions. Et
les autres, ceux qui pensent que c’est insensé de vendre maintenant parce que
déjà l’année prochaine les prix seront démesurément encore plus élevés.
Leur économie, disent-ils calmement en anglais, est en croissance fulgurante,
comparable à celle de Shanghai, avec un taux de croissance qui, cette année,
pourrait être à deux chiffres, de 10 %. Et ils nous disent aussi que l’argent
est revenu, il y a beaucoup d’argent qui circule "pumped
into the system" (injecté dans le système).
Selon le Fond Monétaire International, en 2009 la croissance de l’économie
palestinienne a été de 7% alors que partout ailleurs sur la planète on se
débattait avec la crise économique. Selon Salam Fayyad,
le premier ministre palestinien qui a déjà travaillé au Fond Monétaire
International, déjà l’année dernière la croissance aurait dépassé le seuil des
deux chiffres et aurait été de 11 %.
Les Palestiniens instruits restent les gardiens de ce secret
agréable et des mieux protégés de tout le Moyen-Orient: depuis qu’Israël a
responsabilisé l’Autorité palestinienne et depuis que le Hamas a pris le
pouvoir dans la bande de Gaza afin de poursuivre seul la lutte contre les
juifs, les Palestiniens de Judée-Samarie, eux, ont commencé à jouir d’un
bien-être matériel et d’une prospérité comme ils n’avaient jamais connu ces
quarante dernières années. Et si ces conditions ne changent pas, leur futur
promet d’être peu à peu encore meilleur.
Le directeur de l’enseigne Harbawe, un homme de 31
ans, me guide à travers les meubles stockés au premier étage de son centre
commercial de Ramallah, et c’est dans un ensemble de salon que l’on s’assoit
pour parler "business". L’année dernière seulement, les ventes ont
augmenté de 25%, dans toutes les catégories de produits, ça signifie que tous
achètent, les Palestiniens fortunés, mais aussi les moins riches. Sa chaine
commerciale dispose de six grands points de vente, il y en a même un à Hébron
et un autre à Djénine, les villes symboles de la guerre entre Israéliens et
Palestiniens.
Il ne faut pas faire trop de publicité en ce qui
concerne ces nouvelles conditions économiques de la Cisjordanie
Mais pour plusieurs raisons il ne faut pas faire trop de
publicité en ce qui concerne ces nouvelles conditions économiques de la
Cisjordanie : il faut que se perpétue cette impression d’état d’impasse qui
caractérise les relations entre les Palestiniens et Israël, et il faut
entériner, qu’officiellement, la condition des Palestiniens ne peut être
qu’insupportable, ensuite il faut désavouer l’offre de paix économique du
premier ministre israélien Netanyahu qui aurait dit que puisque pour l’instant
il n’y a pas de solution en vue, laissons les choses comme elles sont et, en
attendant, progressons ensemble. Toutefois le premier ministre palestinien Fayyad a malgré tout admis que la croissance record
enregistrée l’année dernière a été aidée par la bonne performance de l’économie
israélienne. Mais malheur à tous si jamais on venait à savoir que l’on peut
effectivement s’enrichir de cette façon.
Une autre raison pour se taire est aussi, plus au sud, le
Hamas, l’organisation terroriste qui a pris le contrôle militaire et politique
de la bande de Gaza et qui l’a transformée en une zone de guerre permanente, en
une base de lancement de missiles et de roquettes et en un repaire pour le
trafic d’armes. Plus au nord, leurs frères palestiniens pensent ainsi : faisons
des affaires mais sans trop d’ostentation car sinon on risque de passer pour
des traîtres à la cause, par contre, en privé, certains d’entre eux se laissent
aller à dire que là-bas à Gaza, le risque de conflagration bloque tous les
investissements, et qui irait jeter de l’argent dans une zone qui par principe
a été choisie comme front de guerre ? Et encore, s’il n’y avait que la tension
externe avec Israël, le fanatisme extrême du Hamas bloque lui aussi l’économie,
les investisseurs n’y vont pas et ne veulent pas y aller, ils préfèrent venir
chez nous parce qu’ils ne sont pas obligés de changer complètement leur style
de vie ou leur vision personnelle des choses pour en arriver à conclure une
affaire, il peuvent sortir le soir pour aller prendre un café ou pour aller au
cinéma.
L’image des Palestiniens
misérables, telle que propagée par les médias, attire de généreuses
contributions de partout sur la planète
Une autre bonne raison pour garder le silence est que
l’image des Palestiniens misérables, telle que propagée par les médias, attire
de généreuses contributions de partout sur la planète et pas besoin de sortir
tambours et trompettes pour aller crier sur tous les toits que la situation
évolue lentement pour le mieux. Il y a à peine quelques jours l’Union
Européenne a fourni à l’Autorité Palestinienne 21 millions d’euros qui
serviront à payer les salaires de ses fonctionnaires. Une partie de cette somme
a été prélevée sur les fonds destinés à faire fonctionner la centrale
électrique de Gaza qui par conséquent ne pourra garantir que 12 heures par jour
d’électricité.
Finalement la dernière raison pour ne pas faire trop de publicité à toute cette
nouvelle richesse c’est, qu’en plus, elle n’est pas distribuée équitablement et
il suffit de jeter un coup d’oeil sur l’état des
routes pour comprendre que quelque chose ne va pas. La Cisjordanie reste un
endroit où les boutiques de luxe et les immeubles de grand standing sont
raccordés par un réseau mal entretenu de voies publiques en bien piteux état…