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par Robert Redeker - Robert Redeker est professeur de philosophie au lycée Pierre-Paul-Riquet de Saint-Orens (Haute-Garonne), membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes.
Mardi 25 mars 2003 - LE MONDE
Rien de plus tragique que la destinée du pacifisme.
Affirmant combattre l'impérialisme, il s'est généralement rangé aux côtés du
pire - fascisme, nazisme, communisme -, se retrouvant, la plupart du temps,
dans le camp des ennemis les plus résolus de la liberté. Les manifestations
anti guerre qui déferlent un peu partout sur la planète ne préparent pas le
pacifisme à sortir de son histoire équivoque : la rhétorique pacifiste, qui
partage le monde en deux camps, l'Amérique et les peuples, ne manifeste aucune
rupture par rapport aux slogans antiaméricains des années 1950, lorsque le
Mouvement pour la paix recevait ses ordres de Moscou.
Pour exister, le pacifisme contemporain se voit obligé de
travailler à l'occultation de ses racines et de son histoire. Toute la
rhétorique déployée d'une manifestation à l'autre, insistante et dichotomique,
poursuit, aujourd'hui que le communisme a rejoint les poubelles de l'histoire,
un objectif secret : faire oublier un événement tout aussi important que la victoire des Américains sur le nazisme hitlérien, et
jamais signalé. L'événement refoulé, objet du tabou mémoriel, dura plusieurs
décennies : l'Amérique a protégé l'Europe
occidentale du communisme.
Le miracle américain en Europe occidentale a pris un tour
particulier : avoir formé un barrage efficace, empêchant le totalitarisme rouge
d'étendre son empire de camps, d'asiles psychiatriques, d'exécutions de masse
et de fils de fer barbelés jusqu'à l'Atlantique, rendant possible, dans les
pays ainsi protégés (France, Italie, RFA, Benelux), l'apparition d'une
prospérité généralisée comme le monde n'en avait jamais connu, avec un degré de
liberté individuelle historiquement inédit jusqu'alors.
Mai 1968, enfant de Coca-Cola et de Marx, n'a pu voir le jour qu'au sein de cette
prospérité et liberté - qu'à l'intérieur de l'espace géographique, idéologique,
commercial et historique mis à l'abri par la puissance militaire américaine.
Quand on sait ce que sont devenues des nations européennes comme la
Tchécoslovaquie, la RDA ou la Hongrie, sous la coupe communiste, on mesure
l'ampleur du bien qui nous a été dispensé par les Américains.
La rhétorique pacifiste - peu pacifique dans la virulence
agressive de ses énoncés vis-à-vis des Etats-Unis - s'offre comme une
rhétorique de l'oubli de ce durable événement-là. Ce sont les bienfaits amenés
à la civilisation par l'Amérique, aussi bien que l'histoire
"philototalitaire" du pacifisme que toutes ces manifestations
actuelles tentent d'occulter.
"Guerre à l'Amérique" constitue, depuis soixante ans, le seul et
unique mot d'ordre de tous les pacifismes. C'est pourtant grâce aux Etats-Unis,
à la puissance de l'armée américaine, et en dépit des haines pacifistes, que
nous ne sommes aujourd'hui ni "rouges" ni "morts" !
Les néopacifistes de l'heure présente s'appliquent à occulter ces bienfaits
apportés par l'Amérique pour ne pas se contraindre à reconnaître une difficile
double vérité : d'une part, ce ne sont pas les peuples qui se sont libérés du
nazisme, c'est à l'armée américaine, aux "Anglo-Américains", comme
disait haineusement la propagande vichyste, que l'on doit cette libération.
D'autre part, ce ne sont pas les peuples non plus qui ont assuré la protection
de l'Europe occidentale contre le communisme, auquel ils trouvaient des charmes,
mais c'est bien la politique américaine qui l'a fait.
Le syntagme "les Anglo-Américains" dans un
contexte de diabolisation, comme l'occasion nous en est donnée quotidiennement
sur toutes les ondes et dans l'interminable chapelet bariolé des manifestations
de rue, résonne étrangement à nos oreilles françaises.
Accoler à ces diatribes, ainsi qu'il arriva dans une
manifestation récente, des attaques contre Israël ramène aux sombres années,
antianglaises, antiaméricaines et antisémites de l'occupation nazie. A
l'époque, cette propagande vichysto-nazie mettait en avant (aux actualités,
dans les salles de cinéma…) les images des bombardements
"anglo-américains", afin d'accuser leurs auteurs de barbarie et
d'inhumanité.
Le pacifisme actuel, au vocabulaire si ambigu, loin de
s'élever au-dessus des deux camps, à hauteur de l'idée philosophique de la
paix, se révèle, quand on examine les slogans qu'il tonitrue, tout le contraire
d'un pacifisme : il s'exprime par un discours manichéen (il n'existe que deux
camps : l'Amérique et les peuples), dichotomique et partisan, sans nuances,
exclusivement tourné contre les Américains (auxquels on adjoint parfois les
Israéliens), violemment agressif. Ce néopacifisme planétaire est, par sa
violence et son hostilité à l'égard de l'Amérique, un
autre discours de la guerre. Il appelle à la mobilisation, au combat, à
des formes de guerre.
Si Bush n'a pas eu forcément raison, par le biais d'une
propagande vouée à l'échec, de stigmatiser à l'excès l'Irak - transformant
l'immémoriale Bagdad en ennemie du genre humain dans son ensemble - les
néopacifistes transmuent l'Amérique en bouc émissaire
de tous les peuples.
La dette non reconnue envers la puissance dominatrice s'articule au
ressentiment massif contre le plus fort et le plus riche. Définissant la
dépolitisation, le refus par ressentiment de la puissance engendre
l'irresponsabilité historique : refuser la puissance, en particulier celle d'un
empire non totalitaire porteur des valeurs démocratiques comme les Etats-Unis,
revient à militer en faveur de la loi planétaire de la jungle, du partage de la
planète entre chefs de guerre et ethnocrates, à favoriser le néoféodalisme des
conflits interminables, la guerre civile infinie. Le combat des néopacifistes
est, sans qu'ils ne s'en rendent compte, un combat
contre la paix dans la mesure où il demeure animé par le ressentiment
contre la puissance.
Les pacifistes ne cherchent pas à comprendre qu'il convient de se méfier des
peuples. Ils voient dans le nombre la raison.
La croyance est que le peuple est le vrai bien, et la parole populaire énonce
ce bien. Or, généralement, les peuples ne veulent pas le bien: ils veulent
pouvoir être aliénés (à la consommation, aux religions, aux traditions, aux
particularismes bornés) en paix. Ils veulent
une servitude à des symboles volontaire et pacifique
Les Iraniens en lutte contre le chah - lutte soutenue par
les intellectuels occidentaux, dont Michel Foucault, sous prétexte de
l'inféodation du chah aux Etats-Unis -, loin de lutter pour leur liberté, luttaient
pour une servitude plus grande encore, plus exaltante à leurs yeux,
l'aliénation religieuse absolue du gouvernement des ayatollahs et des mollahs.
Les peuples vivent la politique - et, dans le cas des
Etats-Unis, la politique s'identifie à la puissance - comme l'obstacle à leur
aliénation tant désirée.
Dans l'identification du vrai et du bien aux peuples, au mouvement de
l'histoire, toutes les erreurs systématiques des pacifistes trouvent leur
source, de même que leurs choix en faveur des totalitarismes - dont les
idéologies se veulent toujours populaires - plutôt que des Etats-Unis, dont le
système de valeurs individualiste et démocratique déplaît dans l'exacte mesure
où il est assimilé à la puissance.
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