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ELIE WIESEL : ISRAËL
VEUT LA PAIX
Interview du Figaro du 13 août 2005
A la veille du retrait de Gaza, de nombreux
commentateurs insistent sur la conversion du premier ministre israélien au
«pragmatisme». Partagez-vous leur analyse ?
Cette évolution d'Ariel Sharon ne m'étonne guère. Je m'y attendais
depuis qu'il est devenu premier ministre. Car c'est une constante dans
l'histoire d'Israël. Chaque fois qu'un général accède à des responsabilités
politiques élevées, il se transforme en homme de paix. Et il place alors toute
son énergie et toute sa créativité au service d'un règlement pacifique. Ce
retournement philosophique, politique et humain a été opéré le jour où Sharon a
dit publiquement et à mon avis sans cynisme
qu'il voulait parvenir à la création d'un Etat palestinien.
Etes-vous inquiet pour le déroulement du
désengagement ?
J'espère qu'à la dernière minute, ceux qui rêvent d'attiser la
violence d'une frange minoritaire renonceront à leur politique du pire. Et que
des voix rabbiniques et spirituelles s'élèveront pour les mettre en garde, et
leur rappeler que la limite de la violence ne doit surtout pas être franchie.
La décision du retrait de Gaza est une décision souveraine du peuple d'Israël.
Elle ne saurait être contestée.
Emmanuel Lévinas expliquait que la sainteté d'un
homme est toujours plus sainte que la sainteté d'une terre. Est-ce cette
distinction qui disparaît avec la modalité ultra nationaliste du sionisme
religieux ?
Je me sens proche de l'inspiration de Lévinas et de son «humanisme
de l'Autre homme». D'ailleurs, nous avons eu tous les deux l'immense privilège
de bénéficier de longs échanges avec notre maître commun, Chouchani. Lorsque,
dans la Bible, il est dit: «Vous allez bâtir un sanctuaire pour moi et je
résiderai parmi eux», il est fait allusion à une sainteté qui dépend de la
conduite des hommes et qui procède de leur capacité à observer un comportement
éthique. Pour tout dire, je ressens de l'inquiétude quand ce commandement est
oublié. Et chaque fois, plus largement, qu'une religion sacrifie la relation
éthique à l'idolâtrie et au fanatisme. Le judaïsme n'est pas plus menacé qu'une
autre religion par ce type de dérives. Le fanatisme est une tentation
universelle, qui induit les hommes à commettre des actes que le Dieu dont ils prétendent
se réclamer ne peut que réprouver.
Spinoza appelait cela : «Faire délirer les dieux
avec les hommes»...
En effet, si, par exemple, un fanatique se sert des rouleaux de la
Torah pour tuer d'autres hommes, il ne fait qu'inverser l'échelle des valeurs
religieuses qui place toujours la vie au-dessus de la Loi. Comme vous le savez,
dans le judaïsme, le lieu le plus saint est le Temple. Certains étudiants du
Talmud ont des disputes fameuses sur ce que nous appellerions aujourd'hui des
«études de cas». Imaginons, se disent-ils, qu'un homme mette le feu au Temple
et, pour ce geste, soit tué par un autre. Et ils s'interrogeaient : «Lequel
des deux est le plus coupable ?» Leur conclusion est limpide : s'il était
resté en vie, le premier homme aurait dû être puni de trente-neuf coups de
fouet. En revanche, le second, qui lui a ôté la vie, méritait, selon eux, la
peine capitale. Ce midrash résume admirablement l'éthique du judaïsme :
toute vie est plus sainte que le plus saint des lieux de la terre !
Quel est le plus grand danger pour Israël ?
Rabbi Nachman de Bratzlaw insistait sur l'importance de ne pas avoir
peur et de ne pas perdre l'espoir. Je m'interdis en toute occasion de céder au
pessimisme. Je suis convaincu que Sharon veut la paix. Je pense aussi qu'un
Etat palestinien va naître bientôt et
le plus tôt possible sera le mieux. Mais ce qui m'apparaît aussi, c'est
qu'Israël a été, le premier, exposé au danger qui menace désormais le monde
entier : le terrorisme suicidaire. J'ai coprésidé, avec le premier ministre
norvégien, une conférence dont le thème était : «Combattre le terrorisme pour
l'humanité». De nombreux chefs d'Etat dont Jacques Chirac avaient répondu à
notre invitation. Nous avons réfléchi ensemble aux stratégies à déployer pour
empêcher le terrorisme de vaincre. Pour ma part, j'ai proposé de déclarer le
terrorisme «crime contre l'humanité». Certes, cette dénomination n'exercerait
pas d'effet dissuasif sur les terroristes mais sur leurs complices, en
revanche, certainement. Il faudrait en outre arrêter de qualifier les auteurs
d'attentats suicides de «kamikazes». Les kamikazes, historiquement,
étaient toujours des soldats et non des «partisans» engagés dans une guerre
civile, et leurs cibles étaient toujours exclusivement d'autres militaires.. Quant
aux nihilistes du XIXe siècle, dépeints par Dostoïevski ou par Camus, ils
tuaient les gouverneurs, mais ils épargnaient leurs femmes et leurs enfants...
En Israël, à New York, à Madrid ou à Londres, ce sont toujours les civils, de
tous âges et de toutes conditions, qui sont visés.
Longtemps, le terrorisme a été considéré comme une
révolte désespérée. Est-ce toujours le cas ?
J'espère que non, car cette interprétation repose sur un contresens.
La grande majorité des terroristes impliqués dans les attaques du 11 Septembre
étaient issus de familles très aisées. Où est, par ailleurs, le désespoir quand
on choisit la mort, non pour mourir, mais pour tuer ? Il importe bien
sûr, au plan mondial, de faire reculer la pauvreté et la malnutrition. Mais ne
nous leurrons pas : ce n'est pas la misère, en l'occurrence, qui nourrit le
terrorisme.. C'est le fanatisme.
Parce que ce dernier est un «apocalyptisme» ?
En effet, le grand danger qui nous menace collectivement, c'est
cette forme de guerre tout à fait atypique et inédite qui culmine dans le culte
de l'anéantissement. Il est tellement facile, de nos jours, de tuer à grande
échelle. Je suis hanté par ces scénarios de dévastation. Evidemment, mon
activité d'enseignant et d'écrivain m'a convaincu du caractère décisif de
l'éducation. Or celle-ci exige de disposer du temps. En avons-nous face à
l'ivresse de destruction du terrorisme ? Face au spectre d'attaques chimiques
et bactériologiques ?
Sommes-nous menacés par un réflexe d'«apaisement» ?
Entre l'appeasement et la paix, je choisis vous l'aurez
compris la paix. Parce que l'appeasement n'est que la caricature de la
paix. La paix, en revanche, mérite qu'on lui sacrifie beaucoup.. Les Israéliens
le montrent de manière exemplaire. Pour revenir au terrorisme de masse, je
crains que, si rien de sérieux n'est entrepris, le XXIe siècle reste dans les
annales de l'histoire comme le siècle du terrorisme. Aussi n'avons-nous plus
qu'un seul recours.
Lequel ?
Celui de convoquer, au niveau international, une emergency
conference permettant aux chefs d'Etat et aux principaux administrateurs de
la police de prendre des initiatives concertées.
En Europe, dans certaines franges de l'opinion, la
dénonciation d'Israël et du sionisme a gagné récemment en vigueur. Comment
analysez-vous ce phénomène ?
Cette résurgence provient de lieux, de milieux et de personnes dont
j'attendais autre chose. Depuis quelque temps, ce sont des personnes issues de
l'extrême gauche qui ont pris la tête de l'offensive idéologique consistant à
comparer l'Etat d'Israël à l'Allemagne nazie, ou à tracer un signe
d'équivalence entre Ariel Sharon et Adolf Hitler. Une diabolisation aussi
outrancière renvoie à une tentative de délégitimation extrêmement perverse, qui
équivaut à légaliser l'antisémitisme.
Quelles sont, d'après vous, les racines
intellectuelles et politiques de ces dérives ?
Contrairement à certains, je ne fais pas remonter l'origine de ce
«nouvel antisémitisme» à la seconde intifada palestinienne. J'ai l'impression
que cette grammaire de la haine a commencé à se déployer, en fait, dès la
première intifada. De nombreux commentateurs et de nombreux journalistes ont
alors commencé à perdre toute mesure dans leur façon de relater le conflit.
Leur intelligence et leur faculté critique étaient littéralement hypnotisées
par le spectacle schématique de l'affrontement entre des tanks et des enfants
armés de pierres. Il est tellement plus facile de faire la critique des tanks
que celle des parents envoyant leurs enfants en première ligne ! Et puis...
n'oubliez jamais la force du conformisme.
Du conformisme, c'est-à-dire ?
Une partie de la gauche européenne, de ce point de vue-là, ne fait
que suivre la mode quand elle reprend à son compte l'idée d'un «axe
américano-sioniste» ou d'une convergence totale entre les intérêts, les
ambitions et les moyens d'une petite nation comme Israël et d'une grande
puissance comme les Etats-Unis. Maintenant, si vous ajoutez un ingrédient
religieux à ces théorisations géopolitiques, vous obtenez un poison redoutable.
Je suis assez étonné qu'aucun des auteurs de diatribes enflammées contre Israël
oublie de mentionner qu'il n'y a jamais eu d'Etat palestinien dans l'histoire.
Autre escamotage : lors du «plan de partage» de novembre 1947, les habitants
juifs de Tel-Aviv ont dansé de joie, et ce, alors même que, selon ce document
– rejeté par les Arabes Jaffa ou Lydda devaient revenir à la partie
palestinienne. Qui rappelle en outre qu'en 1967, le premier ministre israélien,
Levi Eshkol, a envoyé trois messages au roi Hussein de Jordanie, dans l'espoir
de le convaincre de ne pas entrer en guerre ? Ou enfin que l'OLP n'est pas née
du refus de l'«expansionnisme» israélien, puisque sa création remonte à
une année 1964 où il n'existait aucune implantation israélienne ? Mis bout à
bout, ces amalgames et approximations finissent par promouvoir des
rapprochements inopinés et des alliances malsaines entre des idéologies que
tout sépare, d'un bord extrême à l'autre du spectre politique, hormis leur
hostilité viscérale à l'égard des juifs.
La visite d'Ariel Sharon à Paris, à la fin du mois
de juillet, a-t-elle constitué l'esquisse d'une réconciliation entre la France
et Israël ?
C'est difficile à apprécier «à chaud». Ce qui est sûr, c'est qu'une
affinité élective n'a jamais cessé d'exister entre la France et les juifs. Et
j'aime à penser que ce n'est pas par hasard que la plupart des maîtres du
Talmud, à l'instar de Rachi, étaient français. Dans mon enfance, à Sighet, j'ai
d'ailleurs appris mes premiers mots de français en étudiant les commentaires de
Rachi, cet homme qui n'hésitait pas à écrire, face à une difficulté
d'interprétation : «Je ne sais pas.»
By ELIE
WIESEL – NyTimes August 21, 2005
IN 1991,
when Saddam Hussein's Scud missiles fell in a deafening din on Tel Aviv, some
Palestinians danced in the streets and on the roofs of their houses. I saw
them. I was in Jerusalem, and I could see what was happening in the Arab
quarter of the Old City. It happened again later, each time a suicide terrorist
set off a bomb on a bus or in a restaurant. I evoke these scenes with sadness,
and for a reason: we have just seen them repeated in Gaza.
The images
of the evacuation itself are heart-rending. Some of them are unbearable. Angry
men, crying women. Children, led away on foot or in the arms of soldiers who
are sobbing themselves.
Let's not
forget: these men and women lived in Gaza for 38 years. Successive governments,
from the left and the right, encouraged them to settle there. In the eyes of
their families, they were pioneers, whose idealism was to be celebrated.
And here
they are, obliged to uproot themselves, to take their holy and precious
belongings, their memories and their prayers, their dreams and their dead, to
go off in search of a bed to sleep in, a table to eat on, a new home, a future
among strangers.
From far
away, we watch them on television screens and in the pages of newspapers. Some
have behaved in an offensive and undignified manner. They insulted and wounded
soldiers; they spat on officers - including some who are decorated heroes, all
of them ready to give their lives for their country. But the majority have
responded in a dignified way: with tears. As though united in the same despair,
soldiers and evacuees cried together, even to such an extent that certain
commentators have reproached them, saying: our warriors of yesterday and
tomorrow shouldn't give way to easy emotion.
On a
strictly military level, the operation is a success. For that, and for his
brave decision to pursue future peace even at present political cost, Prime
Minister Ariel Sharon deserves praise. But starting now, Israelis and
Palestinians must face the question: What next?
And here I
am obliged to take a step back. In the tradition I claim, the Jew is ordered by
King Solomon "not to rejoice when the enemy falls." I don't know
whether the Koran suggests the same.
I know only
that in my opinion, what is missing from the chapter now closing is a
collective gesture that ought to be made, but that hasn't been made, by the
Palestinians.
Let's
imagine it, if you will. Let's imagine that, faced with the tears and suffering
of the evacuees, the Palestinians had chosen to silence their joy and their
pride, rather than to organize military parades with masked fighters, machine
guns in hand, shooting in the air as though celebrating a great battlefield
victory. Yes, imagine that President Mahmoud Abbas and his colleagues, in
advising their followers, extolled moderation, restraint, respect and a little
understanding for the Jews who felt themselves struck by an unhappy fate. They
would have won general admiration.
I will
perhaps be told that when the Palestinians cried at the loss of their homes,
few Israelis were moved. That's possible. But how many Israelis rejoiced?
And now,
where are we? A lull is imperative. The tears must be allowed to dry and the
wounds to heal. Haste, in this delicate moment, is dangerous. Any pressure from
outside risks being counterproductive.
Why these
words of warning? Because last May, at an official dinner offered by King
Abdullah II of Jordan, I spoke with the Palestinian prime minister, Ahmed
Qurei. When I asked him what he thought of Mr. Sharon's courageous decision
regarding Gaza, it was with a wave of the hand that he objected, adding with
disdain: "All that is worth nothing, means nothing. If Sharon doesn't begin
right away to negotiate definitive borders, a great catastrophe will be the
result." He repeated those words: "right away" and "a great
catastrophe."
The
optimist in me wants very much to believe that those were just words. Gaza,
after all, is but one chapter in a book that must ultimately be about peace.
Elie
Wiesel, a professor of humanities at Boston University, was awarded the Nobel
Peace Prize in 1986. This article was translated from the French by The New
York Times.