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Zoom Out, une Autre Lecture de la Crise Identitaire d’Israël

Par Daniel Haïk, journaliste

04/04/23

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Dans cet État moderne d’Israël que Ben Gourion voulait être « comme les autres », le centre de gravité est passé du Beit Knesset… à la Knesset

Pendant 20 siècles d’exil, le peuple juif a vécu autour du « Beit Knesset », la synagogue. Durant cette longue période, le « Beit Knesset » a été le centre de gravité de la vie juive : centre de prières, d’étude de la Torah et du Talmud, et théâtre des grands rendez-vous de la tradition juive : circoncisions, Bar Mitzvah, mariages et souvenirs des disparus. Pendant ces 20 siècles, le « Beit Knesset » n’a pas seulement façonné l’identité spécifique et collective du peuple juif. Il l’a préservée, lui a servi de rempart face aux menaces extérieures et lui a permis de maintenir intacte son aspiration à revenir, un jour, sur sa Terre Promise.

Du Bet Knesset à la Knesset

Il y a 75 ans, trois ans à peine après la Shoah, le rêve de ces dizaines de générations de Juifs est devenu réalité. David Ben Gourion a proclamé l’État d’Israël. Pour lui et pour les pères fondateurs du pays, le Beit Knesset, la synagogue, avait rempli sa mission de préservation identitaire. De retour sur sa terre, le peuple juif allait pouvoir se débarrasser des « carcans » de la pratique religieuse et redéfinir sa nouvelle identité : Juif en Diaspora, Israélien en Terre d’Israël. Et c’est ainsi que, dans cet État moderne d’Israël que Ben Gourion voulait être « comme les autres », le centre de gravité est passé du Beit Knesset… à la Knesset !

Le parlement israélien est devenu le creuset politique de la nouvelle démocratie israélienne. Au travers des lois qu’elle a votées, et surtout grâce à l’hégémonie politique des partis socialistes, laïcs et libéraux, la Knesset a accompagné et validé, durant les trois premières décennies de son existence, la nouvelle identité israélienne : celle du kibboutz, des glorieux officiers de Tsahal ; celle d’une culture israélienne riche portée par sa musique, sa littérature, ses arts. Dans l’Israël des années 50 et 60, on regardait souvent les orthodoxes ultra-minoritaires avec un sourire condescendant comme s’ils étaient les derniers vestiges d’une culture juive désormais révolue.

L’anecdote révélatrice du grand rabbin Amar

Pour illustrer cette tendance, l’ancien grand rabbin sépharade d’Israël, le rabbin Shlomo Amar, raconte une anecdote qui lui est arrivée au début des années 60 alors qu’il était jeune rabbin : « J’ai rencontré, dans un taxi-shuttle qui nous conduisait vers l’extrême nord d’Israël, le membre d’un kibboutz laïc. Celui-ci était tout surpris de voir que je portais une barbe et un chapeau : « Mais c’est terminé cela ! Cette époque est dépassée », avait-il dit en lui expliquant que son kibboutz avait mis un point d’honneur à ne pas construire de Beit Knesset, de synagogue ». « J’avais 20 ans », relate le grand rabbin Amar. « Et j’étais décontenancé par sa question. Finalement je l’ai assuré que, dans trente ans, son kibboutz aura une synagogue. Et c’est effectivement ce qui s’est produit dans de nombreux autres kibboutz laïcs.

Ce tournant a été provoqué par plusieurs « séismes » qui ont secoué la société israélienne: la guerre des Six jours, d’abord, avec la conquête du Mur Occidental. Cette victoire éclair a provoqué un premier électrochoc religieux et spirituel dans la société israélienne. Puis le traumatisme de la guerre de Kippour en 1973, qui a sanctionné un trop-plein d’assurance de la part des élites militaires. Lui aussi a conduit de nombreux soldats et officiers à faire leur examen de conscience et à se rapprocher de la pratique religieuse, celle-là même qui était condamnée à disparaître. Là-dessus s’est greffé le réveil d’une génération de Sépharades, originaires d’Afrique du Nord, qui n’ont pas pardonné à l’establishment libéral de gauche de les avoir coupés, lors de leur immigration, de leurs traditions religieuses et de les avoir « endoctrinés » à la laïcité. Le succès du parti orthodoxe sépharade Chass depuis 1988 est l’expression de ce réveil.

Ces changements ont permis à la Droite nationaliste de remporter, pour la première fois, les élections en 1977. Pour la petite histoire, déjà à l’époque, cette victoire avait été contestée et Begin avait été accusé d’être un va-t-en-guerre… avant qu’il ne signe les accords de paix avec l’Égypte (1979). De facto, à l’exception des années Rabin (1992-1995) et Barak (1999-2000), la gauche israélienne ne reviendra quasiment plus au pouvoir toute seule. Consciente de la perte de son bastion parlementaire, cette gauche israélienne, qui glissera vers le centre-gauche, va faire jaillir avec le concours du grand prêtre de l’activisme judiciaire laïc et libéral, Aaron Barak, un bastion identitaire alternatif: la Cour Suprême. Un bastion qui, pour schématiser, accordera la priorité au caractère démocratique d’Israël au détriment de son caractère juif.

Pourtant, si, au cours des trente dernières années, la droite n’a jamais vraiment dénoncé la conduite partiale de la Cour suprême, c’est surtout parce que Netanyahou a voulu éviter toute friction avec les magistrats supérieurs et toute confrontation directe entre le législatif et le judiciaire. Pour ce faire, il a toujours pris soin de former des gouvernements de droite, mais avec toujours à gauche du Likoud une formation plus « modérée » (Travaillistes en 2009, Yech Atid en 2013 et Koulanou en 2015).

Pour la première fois, le 1er novembre dernier, les électeurs israéliens ont décidé d’accorder leur confiance à un puissant gouvernement de droite appuyé par un solide bloc orthodoxe et un non moins solide bloc sioniste religieux. Et la composition de la Knesset, qui était à peine tolérable pour les descendants des sionistes laïques et libéraux, est devenue purement insupportable.

Du Bet Knesset à la Knesset et de la Knesset au Néo-Bet Knesset

Si, ces dernières semaines, des dizaines de milliers d’Israéliens descendent, chaque samedi soir, sur le boulevard Kaplan à Tel Aviv pour protester contre la réforme judiciaire, c’est certes parce qu’ils sont (injustement) effrayés à l’idée que l’actuel gouvernement puisse transformer l’Etat d’Israël en une dictature théocratique. Mais c’est probablement, aussi, parce que, quelque part dans leur subconscient, ces manifestants veulent tourner le dos à une Knesset qui selon eux, ne les représentent plus et ne peut plus jouer son rôle. Et c’est comme si, derrière ce rejet, ils aspiraient à faire rejaillir un sentiment de collectif souvent enfoui sous des considérations plus individualistes.

Comme si, en tournant le dos au Parlement, ils espéraient se retrouver ensemble dans ce Beit Knesset, dont leurs ancêtres s’étaient affranchis. Car il faut l’admettre: le boulevard Kaplan a, ces dernières semaines, des allures d’immense synagogue laïque à ciel ouvert! Une synagogue dans laquelle les « anti-Réformes » se réunissent pour réciter, religieusement, les mêmes prières à la gloire des Dieux dont ils réclament la protection: ceux de la Démocratie, des droits de l’Homme et du citoyen, des femmes, des minorités, des LGBT.

Un Beit Knesset dans lequel ils ont instauré un rituel où l’on clame religieusement les mêmes slogans et où l’on brandit avec la même ferveur d’immenses banderoles…. D’une certaine manière, la réforme de Yariv Levin a rendu un fier service au camp des vaincus des dernières élections: elle l’a dopé et l’a soudé, alors qu’il était abattu et divisé. Même s’il faut déplorer certains messages radicaux véhiculés par les organisateurs de cette protestation, même si pour beaucoup il ne fait aucun doute que derrière la réforme se dissimule l’éternelle volonté de destituer Netanyahou, les éléments modérés de la droite nationaliste doivent aussi saluer ce mouvement car il offre aux protestataires le sentiment de lutter ensemble pour un idéal, pour la préservation d’une identité qui, sans ce coup de fouet, aurait peut-être sombrée dans les oubliettes de l’Histoire.

Certains diront qu’il s’agit là du chant du cygne d’une « communauté » qui, démographiquement, ne joue plus à armes égales avec les sionistes-religieux et les orthodoxes. Même si ce devait être le cas, la droite nationaliste ne peut se permettre le luxe de dénigrer une telle mobilisation. Elle doit au contraire s’en inspirer.

Et qui sait, peut-être qu’au bout du compte, c’est au travers de cette étrange corrélation entre le grand « Beit Knesset » majoritairement laïc du boulevard Kaplan à Tel Aviv, et la Knesset majoritairement nationaliste de Jérusalem, qu’une solution à la crise identitaire actuelle d’Israël jaillira.