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Vienne, Nid d'Espions de Téhéran

 

Par Blaise Gauquelin,

publié le 22/02/2010

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Les services secrets iraniens ont fait de la capitale autrichienne un terrain de manoeuvre. Le fruit d'un lien entre les deux pays qui alarme les Occidentaux.

 

Désormais, il se tient à carreau. Réfugié politique à Vienne depuis des années, cet Iranien avait voulu fonder une association en vue d'aider ses compatriotes désireux de fuir la répression du régime des mollahs. Il s'était trompé, sans doute conforté dans sa témérité par la quiétude de la capitale autrichienne. Car Vienne n'est pas une ville sûre. Du moins pour les opposants politiques étrangers. Les redoutables services secrets iraniens en font leur théâtre d'opérations.  

L'imprudent a donc reçu ce que, dans la diaspora, on appelle un "avertissement". En pleine journée, des agents iraniens se sont introduits dans son bureau. Ils y ont dérobé les documents qu'ils cherchaient, au nez de la police autrichienne. "On peut faire ce que l'on veut et tu n'as aucune marge de manoeuvre, voilà ce que cela voulait dire, décrypte-t-il. Désormais, je n'ai plus le choix: il faut que je me fasse discret, parce que la prochaine étape, ce sont mes enfants. Un ami autrichien bien placé m'a prévenu." 

 

Vienne: le siège européen d'une petite armée iranienne

Ce témoignage effrayant contraste avec le décor si paisible, voire ennuyeux, de la République alpine réputée pour son patrimoine musical et la douceur de son art de vivre. Paisible, l'Autriche ne l'est pourtant qu'en apparence. Car l'Iran, à l'abri des grilles d'une ambassade cossue, y aurait installé le siège européen de sa tristement célèbre milice secrète. Selon les opposants, il y a là une véritable petite armée de plus de 100 personnes. Et encore, pour fuir la publicité, une partie des activités a été délocalisée à quelques heures de voiture, à Zagreb (Croatie).  

"Pourquoi les Iraniens ont-ils choisi Vienne?" La question fait sourire un membre des services secrets autrichiens. Ce petit homme sardonique donne rendez-vous pour déguster des pâtisseries dans l'anonymat du Café Central, institution touristique locale. Et il feint l'étonnement. "Parce que c'est une belle ville", élude-t-il. L'espion ne veut pas parler. Surtout pas de l'amitié unissant Vienne et Téhéran. 

 

Tapis rouge pour les terroristes

Entre ces deux capitales, les relations diplomatiques ont toujours été au beau fixe. Même lors de la prise d'otages de l'ambassade américaine à Téhéran, en 1979, l'Autriche n'a pas rompu les liens. Depuis la chute du shah, l'Institut culturel autrichien de la capitale iranienne est le seul centre occidental à n'avoir jamais fermé. L'Autriche fut le premier pays d'Europe à dérouler le tapis rouge pour une nation que Washington accusait de soutenir le terrorisme, en invitant le président Mohammad Khatami à une visite officielle, en 2002. Trois ans plus tôt, son homologue Thomas Klestil avait été le premier chef d'Etat occidental accueilli après la révolution. Son avion était bourré d'hommes d'affaires qui rentrèrent au bercail avec l'équivalent de 1 milliard d'euros de promesses de contrats.  

Au Proche et au Moyen-Orient, l'Iran est le premier partenaire commercial de l'Autriche. Téhéran lui achète un peu de tout: papeterie, pharmacie, composants électroniques, parfois des armes. Celles-ci ont valu au fleuron de l'équipement militaire Steyr-Mannlicher des sanctions américaines lourdes, en 2005. Mais l'Autriche ne craint pas pour sa réputation. Car ces contrats rapportent. Et les entreprises savent partager avec leurs partenaires européens, notamment allemands, quand il le faut. Comme pour le projet en cours du gazoduc Nabucco, qui doit permettre l'acheminement du gaz iranien jusqu'à l'Europe centrale, afin de rendre la région moins dépendante de la Russie. C'est OMV, le géant pétrolier viennois, qui pilote les négociations. 

 

"Les agents iraniens achètent des armes sans être inquiétés"

Le silence de l'Autriche sur la question des droits de l'homme, l'Europe peut donc bien le tolérer. "Mon pays identifie les agents iraniens mais, tant qu'ils ne touchent pas à des citoyens occidentaux, il ne les entrave pas", confirme Siegfried Beer, spécialiste des questions d'espionnage à l'université de Graz. Secret bancaire, neutralité de façade: le contexte est propice aux bonnes affaires. "Vienne est un carrefour cosmopolite, où les agents iraniens peuvent acheter des armes sans être inquiétés", confirme Eric Denécé, directeur du Centre français de recherche sur le renseignement.  

Le monde entier s'y retrouve. L'Organisation des pays exportateurs de pétrole y a son secrétariat. L'Agence internationale de l'énergie atomique, au coeur des négociations sur le dossier du nucléaire iranien, son siège. "L'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et l'ONU y tiennent des conférences qui sont autant de prétextes à des voyages où l'on peut passer commande auprès des mafias, de plus en plus implantées en Autriche", explique le Français. 

 

Réunions secrètes dans les loges de l'Opéra

Vingt ans après la chute du mur de Berlin, Vienne reste un nid d'espions. Mais les rencontres entre agents ont perdu de leur folklore. Exit les courses-poursuites dans les égouts immortalisées par le film mythique Le Troisième Homme. A présent, les réunions secrètes se tiennent dans les loges de l'Opéra ou dans les suites impériales des grands hôtels du Ring.  

Cela ferait presque sourire. Pour Peter Pilz, cette Autriche qui s'acoquine constitue pourtant un danger réel. Du fait de ces liaisons dangereuses, les Iraniens obtiennent des secrets technologiques et peuvent contourner les sanctions internationales dont ils font l'objet. Britanniques et Américains s'en sont d'ailleurs émus. En 2006, des données très confidentielles sur les technologies de fabrication d'armes de destruction massive seraient parvenues au gouvernement de Mahmoud Ahmadinejad grâce à des fuites autorisées par des ripoux des services secrets autrichiens. Qui auraient, en outre, transmis à l'ambassade iranienne des dossiers de demandeurs d'asile. Une double trahison qui stupéfia l'Ouest et refroidit pour longtemps les relations austro-américaines.  

Des manquements à la justice assumés

Soupçons sur Ahmadinejad

Le président iranien est-il lié à un assassinat? Détenteur à l'époque d'un passeport diplomatique, Mahmoud Ahmadinejad est suspecté d'avoir participé, en 1989, à l'assassinat, à Vienne, du chef politique kurde Abdoul Rahman Ghassemlou. Mais l'enquête, explosive, est enterrée par l'Autriche. En 2005, un journaliste iranien demande l'asile en France: il affirme avoir recueilli le témoignage à charge d'un membre du commando. Le 20 mai de la même année, des enquêteurs autrichiens prennent rendez-vous pour l'interroger à Versailles, au domicile de l'ancien président iranien Bani Sadr. Ils resteront sur le palier: le ministère de l'Intérieur a donné in extremis l'instruction de leur interdire l'accès à la maison. 

 

Washington se refuse désormais à tout commentaire public. Mais les Etats-Unis reprochent toujours à Vienne les meurtres d'opposants étrangers perpétrés sur le sol autrichien. Plusieurs affaires sont restées sans suite. Ainsi, en 1989, un commando a tué à bout portant le chef politique kurde Abdoul Rahman Ghassemlou (voir l'encadré), avant d'être exfiltré... par la police autrichienne. "Je mourrai sans voir les coupables condamnés", se lamente encore la veuve de la victime, écoeurée. Malgré les témoignages multiples et les preuves accablantes, aujourd'hui encore, la justice refuse de traiter le dossier. Des manquements presque assumés, dans lesquels il est tentant de lire comme une revanche.  

 

"Les Alliés ont imposé la neutralité à l'Autriche après la Seconde Guerre mondiale, rappelle un agent du renseignement. Notre pays n'en voulait pas. Et, pendant la guerre froide, l'Autriche ne s'est pas sentie protégée par l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord face aux Russes. Elle n'avait pas d'allié pour sa défense, ce qui était dangereux. Elle a donc toujours eu besoin de coopérer multilatéralement." Peter Pilz confirme avec lassitude: "Depuis 1918, l'Autriche a perdu de son faste comme aucun autre Etat en Europe." Et elle a trouvé là un moyen de jouer une carte sur la scène internationale. C'est la revanche du faible sur l'Histoire.