www.nuitdorient.com

accueil -- nous écrire -- liens -- s'inscrire -- site

Antijudaïsme et Antisémitisme

Par abbé Alain Arbez, prêtre catholique, commission judéo-catholique de la conférence des évêques suisses et de la fédération suisse des communautés israélites, pour Dreuz.info et Dreuz.Info.Telegram

le 20 avril 2022

Voir aussi les 50 derniers articles & tous les articles sur l'antisémitisme


https://www.dreuz.info/wp-content/uploads/2022/04/image_2022-04-20_151738918.png

Le terme « antisémitisme » est souvent sujet à controverse, en particulier lorsque certains prétendent que l’expression ne devrait pas s’adresser qu’aux juifs, mais à tous les sémites, incluant ainsi les Arabes. En réalité, ce mot a été créé spécialement pour stigmatiser les Juifs. En 1879, c’est le journaliste allemand Wilhelm Marr qui en est l’inventeur (antisemitismus) pour remplacer le terme « Judenhass » haine des Juifs.

Marr est un chroniqueur athée antireligieux qui voulait se démarquer des judéophobes protestants comme Adolf Stöcker. A la même époque le socialiste antisémite Eugen Dühring met au point un programme antichrétien sur les mêmes bases. Dans cette période apparait en Allemagne la « Judenfrage », la question juive, avec des connotations raciales. En France, c’est Drumont qui popularise l’antisémitisme, dirigé exclusivement contre les juifs, puisqu’en même temps, il ne tarit pas d’éloges envers les guerriers arabes.

L’antisémitisme est donc le terme qui recoupe au sens large les aspects sociétaux et politiques d’une relation problématique avec les Juifs, tandis que l’antijudaïsme désigne la dimension conflictuelle dans le cadre philosophique et religieux.

Témoignage biblique

La bible apporte un écho circonstancié de la détestation des juifs par les envahisseurs gréco-romains, ce qui permet de comprendre que l’antijudaïsme chrétien est issu en droite ligne d’une culture de haine présente depuis l’antiquité, avant même l’émergence du christianisme.

Les empires antiques dominaient des peuples aux cultes multiples et les divinités passaient aisément d’une région à l’autre, quitte à changer de nom. Lorsque Antiochus Epiphanos persécute les juifs sur leur propre terre en -167, il fait installer une statue de Zeus Olympien au cœur du temple et interdit le culte juif, obligeant la population à pratiquer les rites païens.

C’est à la suite de cette oppression blasphématoire et meurtrière que naîtra la résistance des « maccabîm », qui finalement triomphera de l’occupant, puis apparaîtra le providentiel mouvement de réveil spirituel pharisien. On peut cependant déjà identifier à la même époque et en dehors d’Israël des auteurs grecs et romains très hostiles aux Juifs.

L’antisémitisme païen

Il est présent dans le monde intellectuel alexandrin, avec le prêtre égyptien Manéthon (4ème s. avant jc), Lysimaque, et Démocrite. Le philosophe stoïcien Posidonius d’Apamée va même jusqu’à recommander une extermination totale des juifs. Ainsi, depuis Hécatée d’Abdère (4ème s. av. jc) jusqu’à Dion Cassius (2ème et 3ème s. av. jc), sans oublier les célèbres Diodore de Sicile, Cicéron, Sénèque et Tacite, de nombreux récits circulent pour dénommer les Juifs « lépreux sortis d’Egypte », critiquer de manière fantaisiste et outrancière leurs croyances et leurs pratiques. Ils sont même accusés d’organiser des cérémonies anthropophages, d’adorer un âne, dont l’effigie se retrouvera d’ailleurs au 1er s. sur des graffitis muraux ridiculisant le culte des disciples de Jésus, toujours affiliés au judaïsme.

Antijudaïsme chrétien

Le christianisme, au départ simple mouvement apocalyptique juif parmi d’autres, recevra plus tard, de ses nouveaux adeptes venus avec leur culture païenne, ces formulations anti-judaïques exécrables, facteurs de dissensions catastrophiques dans la suite des temps. Mais c’est logiquement parmi les auteurs chrétiens de culture hellénistique que l’on trouvera les propos les plus infâmants contre les juifs : Jean Chrysostome (4ème et 5ème s.) pour qui les Juifs « sont un peuple de chiens », aux « âmes habitées par les démons », et dont « les synagogues sont des lupanars » ou des « demeures de Satan »… et Grégoire de Nysse (4ème s.) désigne les Juifs comme une « race de vipères ».

Ces accusations choquantes où se mêlent antisémitisme païen et disqualification religieuse ont donc donné corps à ce que l’on peut appeler « antijudaïsme chrétien ». Ce terme signifie l’hostilité aux judéens, non sans rappeler l’agressivité de l’Egypte pharaonique du 13ème s. avant notre ère (livre de l’Exode). En fait, l’antijudaïsme ne peut être que spécifiquement païen, car il est, par définition, impossible de légitimer un antijudaïsme chrétien !

Pour la simple raison que judaïsme et christianisme se réfèrent à un même monothéisme hébreu. Le christianisme et le judaïsme se sont développés en parallèle au 1er s. à partir du même tronc hébraïque. Par conséquent, on ne peut être chrétien et se dire anti-judaïque. Mais à la même période, un étrange courant mystique est venu brouiller les cartes : la gnose (ou connaissance). Ses adeptes ont professé un antijudaïsme métaphysique aux antipodes de la révélation biblique. Des sectes gnostiques ayant marqué l’histoire se sont constituées avec Valentin, Marcion et Mani.

La gnose, virus de christianisme

La conviction fondamentale de la gnose, c’est que le monde dans lequel nous vivons, notre univers physique et sensoriel, procède d’une catastrophe initiale. Le mythe d’une chute originelle est au centre des systèmes de pensée gnostique, c’est le fil conducteur de toute cette tradition occulte qui va de Valentin (2ème s.) jusqu’aux théosophes modernes, incluant les doctrinaires nazis. Le monde physique provient d’une décadence qui eut lieu avant la forme actuelle de l’univers. Au sein de la divinité, une tragédie a propulsé le monde physique hors de sa sphère, et les êtres humains ont participé de ce déclassement dans leur nature. La gnose est foncièrement pessimiste puisque l’univers est le résultat fâcheux d’une dégradation, et pour cette doctrine, l’univers est intrinsèquement mauvais.

Le salut de l’humanité ne peut que se faire par un retour à l’état originel, avant que la multiplicité des êtres ne soit venue peupler l’univers physique. La sagesse consiste donc à remonter la pente affligeante du multiple pour parvenir à l’état qui prévalait avant cet exil de la sphère divine et la dispersion qui s’en est suivie.

La pensée manichéenne a laissé des traces chez Origène et Augustin d’Hippone. Mais cette pensée est en opposition frontale avec la révélation biblique exprimée dans les livres saints du peuple hébreu. Le monothéisme affirme que Dieu est paix, et que nous pouvons accéder à lui par les beautés de la création qui s’inscrit dans l’histoire réelle, ainsi que la révélation, elle-même inscrite dans le temps. Cette révélation est destinée à toutes les nations, et c’est un message positif, rempli d’espérance, qui n’a rien à voir avec cette tragédie transcendante dans la sphère divine que professe la gnose. Le livre de la Genèse nous dit que la création est bonne, et même, le jour de l’apparition de l’homme, tov meod, très bonne… La Genèse ne nous présente pas pour autant un monde à l’eau de rose, elle dit la responsabilité de l’homme dans la conduite de l’humanité issue du libre arbitre. Il ne nous est pas dit que l’univers provient d’une chute avant la création, laquelle serait le fruit d’un principe mauvais.

En effet, Marcion et Mani enseignent que de toute éternité il coexiste deux principes, l’un bon, l’autre mauvais. Le principe mauvais a donné naissance au monde physique et à la matière. L’humanité est donc en exil de sa véritable nature qui serait dans la sphère divine. Les systèmes de pensée dualistes se retrouvent chez Marcion, Mani et le courant cathare. Les gnostiques estiment par conséquent que le Dieu des hébreux et des chrétiens est un dieu mauvais. Selon eux, ce dieu ment lorsqu’il dit être le seul dieu, car il existe un dieu bon qui reste totalement inconnu puisque la création n’est pas son œuvre.

C’est alors que se constitue un antijudaïsme mystique et métaphysique pernicieux. Cette posture est une attitude de détestation que l’on retrouve chez les cathares, et on peut même se demander si la dévalorisation totale du mariage sur fond de nihilisme n’est pas lointainement issue de ces approches négatives du corps.

Le judaïsme est dans cette optique l’expression du principe mauvais qui a créé le ciel et la terre. Ces courants de pensée se diffuseront dans la philosophie allemande du 19ème s. où l’on voit Kant, Fichte, Schelling Hegel et Schopenhauer opposer constamment judaïsme et christianisme. Il y a subrepticement dans ces formes de pensée gnostiques une réintégration d’anciennes spiritualités secrètes comme l’orphisme, qui enseignait déjà la divinité originelle, la chute des âmes dans des corps mauvais, et la transmigration des âmes de corps en corps. Des similitudes se retrouvent dans les « upanishad » des brahmanes.  Le seul salut s’opère par la connaissance, l’initiation, qui donnent accès au mystère de l’être, au drame originel survenu dans la sphère divine et les conséquences terribles pour les êtres humains privés de leur essence divine. La gnose permettrait donc de retourner à la condition première.

L’idéalisme allemand a puisé dans ces idées gnostiques et l’avènement du nazisme s‘est élaboré non sans avoir recours à cette métaphysique, par exemple chez le maître à penser d’Hitler, Lanz von Liebenfels, fondateur de l’ordre du nouveau temple.

Le rôle de la philosophie allemande

Les philosophes allemands hostiles à la tradition juive ont clairement ciblé leur objectif. Ce qu’ils détestent dans le christianisme, c’est son fondement hébraïque : Fichte affirme sans complexes que les évangiles sont mauvais parce qu’ils sont juifs. Pour Schopenhauer, la tradition valable c’est celle qui vient de l’Inde.

Beaucoup d’efforts ont été poursuivis dans les universités allemandes pour dissocier le christianisme du judaïsme et pour les opposer. Certains théoriciens actuels se réfèrent à Nietzsche pour dénigrer l’esprit judéo-chrétien. Selon eux, la bonne pensée n’est pas celle de la bible, mais celle de l’Inde, celle des indo-européens. On voit comment antijudaïsme et antichristianisme se rejoignent.

On mesure mieux à quel point l’expression « antijudaïsme chrétien » est une contradiction absolue. Judaïsme et christianisme sont deux prolongations de l’unique monothéisme hébraïque, et les deux traditions considèrent que le Dieu créateur est également le Dieu sauveur. Les hommes sont partenaires de l’alliance pour parfaire la création en choisissant eux-mêmes, par leur éthique biblique, le chemin de sainteté qui annonce le monde à venir.

Mais si l’antijudaïsme chrétien a été traité par les Eglises chrétiennes après la seconde guerre mondiale, le fléau qui se développe aujourd’hui est l’antisémitisme, la plupart du temps d’origine coranique. Vaste défi qui concerne les juifs mais aussi les chrétiens liés entre eux par une fraternité spirituelle que rien ne devrait distendre. Portons ensemble le flambeau des valeurs bibliques et de la dignité de l’homme.