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Erdogan 1, Ataturk 0

Ou comment naît un nouvel état totalitaire au Moyen Orient

 

Par Rosemary Righter, rédactrice associée du Times de Londres

Newsweek du 7/8/11

http://www.thedailybeast.com/newsweek/2011/08/07/turkey-s-military-resignations-make-erdogan-even-stronger.html

Adapté par Albert Soued, http://soued.chez.com   pour www.nuitdorient.com

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Les généraux turcs ont démissionné en masse, renforçant encore plus le pouvoir de l'homme fort, Erdogan.

Après l'ivresse d'une victoire électorale éclatante pour un 3ème mandat, Recep Tayyip Erdogan traverse la scène turque comme un colosse. Cette victoire est la sienne, car les sondages montrent que la moitié des 50% des Turcs qui ont voté pour l'AKP, le parti très islamique de la "Liberté et de la Justice", le mois dernier, votaient en fait pour le rude et populiste 1er ministre lui-même, pas pour son parti. Et cet homme voit loin, c'est-à-dire 2023, lorsqu'on fêtera le 100ème anniversaire de la fondation par Kemal Ataturk d'une nation moderne et laïque, après l'effondrement de l'empire ottoman. Il ne fait aucun mystère de ses intentions de diriger le pays jusqu'à cette date, comme président pourvu de pouvoirs beaucoup plus étendus, qui lui seront dévolus par une nouvelle Constitution. Celle-ci sera taillée sur mesure, selon le modèle qu'il désigne par l'expression "conservatisme démocratique", et que ses opposants politiques appellent avec amertume, l'islamo-fascisme.

La semaine dernière, une nouvelle étape a été franchie par Erdogan vers le pouvoir absolu. Il a nommé, avec le président Abdallah Gul, les nouveaux chefs de l'armée. C'est la 1ère fois que des civils nomment des militaires. Le 29/7/11, tout le haut commandement  -- le général Isik Kosaner, chef d'état majoor, plus les commandants des armées de terre, mer et air – a simultanément présenté sa démission. Les Turcs ont été choqués par ces nouvelles, mais pas leurs amis étrangers – vers qui était principalement dirigé le signal du SOS militaire. A Washington, le Département d'Etat a réitéré sa "confiance totale" dans les institutions turques, qu'elles soient civiles ou militaires. Le rapporteur européen du parlement turc, Ria Oomen, s'est extasiée: "La Turquie devient de plus en plus démocratique".

En fait, c'est l'inverse qui est vrai ! Le général Kosaner envoyait un message d'adieu explicite. Il démissionnait, "en protestation contre la longue détention sous caution de 250 généraux, amiraux et officiers, dont 173 sont encore en exercice de leurs fonctions, arrêtés  en dehors de toute légalité et de toute justice ou conscience, et accusés de complot, ce qui est une affabulation"

Vendredi dernier, l'accusation a demandé l'arrestation de 22 autres haut gradés, dont le chef des forces de la mer Egée, le chef du renseignement de l'armée, et le conseiller juridique de l'armée, cette fois-ci à cause de l'installation d'un site web "hostile". Kosaner aurait démissionné parce qu'"on l'a empêché de protéger les droits judiciaires élémentaires des détenus, qui n'ont même pas été accusés formellement dans les 2 affaires dites "Ergenekon"  et "Sledgehammer" -- la 1ère concerne un soi-disant groupe clandestin laïc, la 2ème, un complot de coup d'état --  Kosaner accuse les autorités de traîner en longueur l'enquête pour "maintenir l'armée à la une de l'information, créant ainsi un halo d'armée criminelle auprès du public"

C'est ainsi qu'apparaît de plus en plus l'armée vis-à-vis du public désemparé qui avait accepté au début qu'elle soit poursuivie, malgré qu'elle eut la réputation d'être intouchable. Le public a accepté les accusations pour protéger l'état contre d'éventuels nouveaux coups d'Etat de l'armée. La Commission Européenne a décrit les procès "Ergenekon"  et "Sledgehammer" comme une opportunité pour la Turquie de renforcer la confiance dans le fonctionnement démocratique de ses institutions et dans la légalité.

Mais vu le déroulement de l'enquête et le gonflement de la liste des détenus, on pourrait plutôt penser que la démocratie est confrontée à des forces malignes du passé, à l'image des procès militaires staliniens de 1938 et de l'écrasement de toute opposition, après l'arrivée des nazis au pouvoir en Allemagne en 1933. Il y a comme un parfum sulfureux de totalitarisme qui flotte dans l'air turc aujourd'hui, alors que ledit "pragmatique" Erdogan est en train de détruire subrepticement la séparation des pouvoirs de l'état et de la religion, la réforme clé d'Ataturk.

 

Ce ne sont pas seulement les militaires qui sont visés, mais aussi les journalistes, les universitaires, les hommes d'affaires, les juristes, quiconque critique l'AKP, qu'ils soient les champions de l'égalité des droits pour la large minorité kurde, ou, encore pire, ceux qui scrutent l'entrisme de ce parti dans les écoles, les universités, les medias, l'administration, notamment par le biais d'une organisation islamiste puissante, riche et discrète, "l'état profond", dirigée par l'Imam Fethoullah Gülen, auto-exilé dans le luxe aux Etats-Unis. Cet homme est le mentor d'Erdogan et son ami.

Cette collusion a été éventée d'une façon dramatique lors de l'arrestation en mars dernier d'Ahmet Sik et de Nedim Sener, des journalistes radicaux, qui ont reçu des prix et qui sont célèbres pour leur enquête sur les abus de pouvoir des militaires. Tous les deux sont aujourd'hui ridiculement accusés de complicité avec Ergenekon. Sik était sur le point de publier un livre "l'armée de l'Imam" sur l'entrisme du mouvement Gülen dans la police. Au moment où il a été emmené, il a crié "Si vous touchez Gülen, vous êtes brûlé!"

 

Aujourd'hui la Turquie est en tête pour l'incarcération de journalistes, dépassant la Chine et l'Iran. Près de 70 journalistes sont en prison, des milliers sont sous interrogatoire et les Cours ont imposé des peines draconiennes – 2 peines de prison à vie cumulées et même pour 2 journalistes du quotidien Atalim, 3000 ans chacun…

L'Organisation de Sécurité et de Coopération en Europe (OSCE) rapporte qu'"on n'a jamais vu auparavant des attaques aussi fortes et sans discernement contre la liberté d'expression", ajoutant  que "le gouvernement a exploité la loi 5651, décrétée en 2007 --prétendument pour protéger les mineurs contre la pornographie sur internet – pour bloquer en fait 3700 sites, YouTube inclus". Les écoutes téléphoniques sont monnaie courante au point que personne en Turquie n'ose parler par portable – je l'ai constaté moi-même lors d'un séjour en Turquie le mois dernier – des milliers de bureaux et de maisons sont sur écoute – même un bureau de la Cour d'Appel. Inquiète, l'OSCE rapporte que le gouvernement imite une pratique chinoise, la mise au point d'un moteur de recherche sur Internet qui repère "les sensibilités turques".

"In fine le message est: n'écris point, ne lis point, ne fais rien, et la démocratie ne te fera pas de mal", m'a dit un jeune hôtelier. Un producteur de TV ajoute "Erdogan rejette le langage religieux et parsème ses discours du mot Démocratie, mais, pour lui, la volonté populaire est reflétée par l'AKP. Un jour il a dit que la démocratie était comme un bus, utile pour atteindre sa destination. Si sa popularité faiblit, il sautera du bus", puis ajoutant "J'ai rencontré des journalistes iraniens l'autre jour qui m'ont dit "on avait l'habitude de prendre la Turquie comme modèle, maintenant on vous plaint!"

 

L'AKP joue à la perfection le rôle de protecteur dévot du pauvre menacé par les forces obscures de l'élite turque. Les conspirations imaginaires viennent à la rescousse du pouvoir, comme avec Hitler et l'incendie du Reichstag.

L'enquête sur la soi disant organisation terroriste Ergenekon a commencé en 2007, quand la police a trouvé 27 grenades dans une baraque appartenant à un officier retraité. A partir de ce fait divers, les procureurs ont tissé une conspiration, avec des actes d'accusation s'étalant sur 8032 pages, et détenant plus de 400 prévenus civils et militaires.

La toile s'est étendue encore plus loin l'an dernier quand un inconnu a déposé chez un journaliste une valise de documents et de Cd supposés contenir la preuve d'un coup d'état, ayant pour nom de code Sledgehammer. Ce coup aurait été planifié en 2003 par le 1er commandant de l'armée, le général Cetin Dogan, pour lequel 200 officiers sont en jugement. Le "témoignage" semble hautement suspect, un compte rendu de séminaire d'officiers de l'armée qui ne contient aucune trace de complot. Le seul Cd accusateur est un faux contenant des plans d'un complot de 2003, gravé en 2009, avec une liste de bateaux qui n'étaient pas encore construits, des hôpitaux qui n'existaient pas, des organisations et des unités de l'armée inexistantes, des plaques d'immatriculation de 2006… Les auteurs supposés de ces documents qui sont nommés ont des titres fantaisistes, des erreurs dans leur nom et ils auraient utilisés des ordinateurs auxquels ils n'avaient pas accès.

Peu de Turcs doutent que certains éléments de l'armée voulaient la peau de l'AKP – mais pas le dixième du haut commandement et des officiers forcés de prendre une retraite anticipée. Aujourd'hui Erdogan est tranquille avec les nouveaux chefs de l'armée, qu'il a choisis, comme il a nettoyé la Cour Constitutionnelle – une  réforme incluse astucieusement dans un référendum --  avec 110 nouveaux juges qui lui sont acquis…

La question qu'on peut se poser "pourquoi est-il allé si loin ?" L'opposition politique est affaiblie, divisée et tout coup militaire hautement improbable. Alors nous avons un démagogue sachant parler aux foules, devenu un héros auprès des masses rurales et urbaines et qui a réussi quelques exploits sur le plan économique dont il se vante. En 2002, l'AKP avait hérité d'un état en faillite, divisé politiquement et ruminant des ressentiments par rapport aux inégalités flagrantes.

La "démocratie progressive" d'Erdogan – que celui-ci définit comme ayant une forte économie, un gouvernement fort et un parti solide  -- bien que loin d'être libérale est néanmoins efficace. Les réformes de la santé publique a permis aux pauvres un accès à des soins de grande qualité, les fonctionnaires et les bureaucrates reçoivent le public ordinaire avec le sourire, la courtoisie ayant remplacé le mépris. Les taudis ont été rasés et remplacés par des programmes massifs de logements lourdement subventionnés par l'état – enrichissant par la même occasion des entrepreneurs loyaux. Erdogan saupoudre ses discours de longues listes de routes pavées, de cliniques inaugurées et de gigantesques nouveaux projets. Le niveau de vie a été hissé par le triplement de l'activité économique, avec une taux de croissance de 11%, considéré comme dangereux par les investisseurs étrangers, mais, après des décennies de marasme, les Turcs ne s'en plaignent pas.

Mais le prix payé en perte de libertés est élevé et l'intolérance absolue d'Erdogan vis-à-vis des critiques, même au sein de son parti, est de plus en plus évidente.

Que veut cet homme fort et que veut-il faire de son invulnérable pouvoir ? Araturk a changé son pays du haut vers le bas et l'a orienté vers l'Occident. Erdogan est en train de le changer du bas vers le haut et le tourne vers l'Orient islamique.

Les amis d'Erdogan ont été Moamar Gaddhafi – ce qui est embarrassant maintenant, surtout qu'il a reçu de ses mains, en décembre dernier, un prix "El  Gaddahafi international" -- , Bashar el Assad de Syrie, Mahmoud Ahmedinejad d'Iran. Le Hamas et le Hezbollah sont ses chouchous et Israël est devenu son ennemi, dans un saisissant revirement politique. En Egypte les Islamistes le citent comme la caliphe, le chef de la "ouma" (nation-mère en Islam) postmoderne, un empire sans bornes.

 

Pourtant à l'étranger ce dictateur en herbe est encore crédité d'avoir restauré la démocratie en Turquie, même si c'est fait avec une couleur islamique. L'AKP profite de la réputation turque d'état stable dans un environnement inquiétant, du désir de l'Occident de s'attacher les Musulmans "modérés", après le 11/9. Le gouvernement turc ne prend pas la peine de s'enquérir de la disparition progressive de toute opposition et de l'érosion des libertés privées. Il devrait pourtant y réfléchir.

J'ai rencontré sur place non seulement de l'anxiété, mais beaucoup d'amertume. "Lorsqu'il s'est agi des droits des Kurdes en Turquie, vous Occidentaux vous avez crié au meurtre " me disent mes interlocuteurs. "Mais quand les libertés politiques ont été supprimées, c'est le silence total"

Nous devrions nous réveiller, avant que la dernière question ne soit posée: "Qui a perdu la Turquie ?"

 

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