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L'Egypte est un Don du Nil
Par Albert Soued, http://soued.chez.com pour www.nuitdorient.com
14 février 2011
Voir aussi Magma et Confusion
Au Moyen Orient - L'Egypte
à Bout De Souffle - Les Frères Musulmans à la Loupe
"L'Egypte est un don du Nil". C'est
ce que j'ai appris au Lycée d'Héliopolis quand j'étais gamin. Mais à cette
époque il n'y avait que 15 millions d'âmes à nourrir,
grâce aux eaux du fleuve. Aujourd'hui, comment le même Nil peut-il nourrir
plus de 80 millions d'habitants ? L'Egypte est obligée d'importer sa nourriture
dont le prix a fait un bond gigantesque ces dernières années. Malgré les subventions,
le citoyen égyptien n'arrive pas à joindre les deux bouts et a souvent faim.
La croissance économique ne parvient pas à juguler la croissance démographique
et créer des emplois. Celui qui a la chance d'en trouver un a
peur de le perdre et de sombrer dans la misère où sont nés ses parents.
Le citoyen dans la misère est pris
en charge par des organisations caritatives religieuses financées par l'Arabie
saoudite. Ce pays finance les retraites des médecins, avocats, journalistes et
ingénieurs. L'économie égyptienne est renflouée par des apports américains de
l'ordre de 2 milliards $/an qui ont servi dans le passé à acheter surtout des
armes. Les Etats-Unis et l'Arabie sont les 2 plus grands donateurs de l'Egypte.
Pour faire face à une situation
socio-économique qui se détériorait, Nasser a fait appel à la fierté nationale,
aux conflits armés hégémoniques et à la démagogie qui ont ruiné encore plus le
pays. Sadat a enterré la hache de guerre, a fait la paix avec Israël, et
il s'est allié à l'Occident. Sur les
traces de Sadat assassiné par les Frères Musulmans, Moubarak a amorcé la
modernisation de son pays, en s'appuyant sur une oligarchie, souvent militaire,
qui n'a pas su redistribuer les richesses créées. Le pays s'est enrichi grâce
au tourisme, au gaz, à l'intensification du trafic à travers le canal de Suez
et aux activités subsidiaires qui ont été générées. La classe moyenne, qui
existait à l'époque royale et qui a été annihilée à l'époque de Nasser, a
réussi à émerger de nouveau durant ces 2 ou 3 dernières générations, mais elle
est fragile et frileuse.
Cette classe moyenne, docile et
enjouée, qui a accepté pendant 60 ans un régime autocratique et le joug du
quadrillage policier des "moukhabarat" (renseignement)
et du parti politique unique, n'a pas accepté en plus de s'appauvrir, avec la
crise économique, alors que la classe dirigeante corrompue continuait de se
remplir les poches. C'est elle qui a libéré l'Egypte "place de la Libération".
De nombreux autres facteurs ont contribué au succès: un dirigeant vieillissant et malade, au bout du rouleau, l'explosion des relations par internet et par mobile, les interférences extérieures (le président Obama, l'Europe et l'Iran), le travail de sape des Frères Musulmans. De plus, Moubarak n'a pas su ou voulu protéger les minorités comme les Coptes chrétiens, et s'était mis à dos les juges. Or la justice est une valeur essentielle pour les Egyptiens, et l'absence de justice se trouve au cœur de toutes les protestations.
Le trucage aux dernières élections
législatives de 2010, où les partis liés aux Frères Musulmans (1) se sont
retirés du scrutin et où le parti du pouvoir, le PND a obtenu plus de 98%
de voix, a déclenché une colère contenue. L'étincelle est venue d'un pays
voisin où un jeune chômeur tunisien s'est immolé par le feu, victime d'une
injustice et pris à partie par la police de son pays et provoquant un soulèvement
populaire.
Un autre facteur latent pourrait
aussi avoir contribué à éveiller les esprits d'une population à moitié
analphabète, afin qu'elle choisir son destin. Le référendum au Soudan
méridional qui s'est conclu massivement par l'indépendance d'une région où se
situe l'une des nombreuses sources du Nil. Farouk était roi d'Egypte et du
Soudan. L'Egyptien de la rue méprise le Noir d'Afrique, le traitant de "barbari" (être étrange non humain) ou de "a'bd" (esclave). Et voilà que ce Noir, de plus
chrétien, peut décider de son sort et choisir son régime.
La junte militaire qui a pris le
pouvoir au nom du peuple a devant elle d'énormes défis.
Défi politique: comment arriver à reconstituer un état avec un minimum de
démocratie, une "démocratie" adaptée à la société et aux moeurs égyptiennes (2).
Défi socio-économique, alors que le revenu moyen n'est pas très supérieur à 1300
$/hab/an, (3) que les ressources sont limitées et que
près d'un tiers de la population est sans emploi et conditionnée par des sheikhs salafistes rétrogrades.
Défi sécuritaire: comment assurer la sécurité du pays, alors que des bandes
de bédouins occupent le Sinaï et rançonnent les pouvoirs publics, à coup
d'attentats et de sabotages
(4), alors que 10% des citoyens,
les coptes (5), vivent dans la peur d'êtres persécutés, harcelés ou tués,
alors que le pays a une police puissante et un Service de Renseignement pléthorique
(2 millions de personnes), l'armée la plus nombreuse du Moyen Orient (un million
de soldats), la plus équipée (6), avec des officiers de plus en en plus ouverts
à l'islamisme (7).
Défi relationnel avec son
voisin, Israël: un traité de paix a été
signé en 1979 par Anwar al Sadat et il a été respecté pendant la présidence de
Moubarak. Il n'est pas sûr que ce traité soit respecté par les autorités qui
émergeront du chaos actuel, surtout si la composante religieuse est forte. (8)
Le monde entier observe avec
sympathie les insurgés de la place de la Libération: sauront-ils transformer
l'avantage qu'ils ont aujourd'hui en une partie gagnante, en construisant, avec
l'aide de la junte, une patrie libre, stable et prospère ? Ou bien une fois de
plus l'Egypte sombrera dans la nuit d'un Orient voué à la destruction (9).
Notes
(1) Le groupe des Frères Musulmans
a obtenu aux élections de 2005, 20% des sièges au Parlement égyptien, ses
candidats se présentant sous diverses étiquettes.
(2) La constitution égyptienne accorde au président un pouvoir sans limite. La constitution est à revoir sérieusement, ainsi que l'équilibre des pouvoirs des organes politiques.
(3) Le revenu moyen du Tunisien
est le double.
(4) La situation au Sinaï menace aujourd'hui la sécurité de
l'Egypte. La contrebande d'armes, de drogues, de femmes bat son plein. De plus des agents du Hamas et du Hezbollah
travaillant pour l'Iran se sont infiltrés dans la péninsule et coopèrent avec
les groupes installés en montagne d'al Qaeda et leur fournissent des armes et
des explosifs.
(5) Les Coptes, descendants chrétiens des égyptiens de
l'Antiquité, subissent la violence de meutes fanatisées par les Frères
Musulmans et sont obligés de plus en plus de s'expatrier, représentant
aujourd'hui moins de 10% de la population, au lieu des 20/25% après la 2ème
guerre mondiale.
(6) En 25 ans, l'Egypte a dépensé
55 milliards de dollars pour ses forces armées, et en a reçu 56 milliards
sous forme d’aide américaine
(7) Un
ex-officier des renseignements militaires israéliens, Youval
Steinitz a affirmé que "l'accumulation d'armes
égyptienne est disproportionnée et alarmante" et "pendant des
d'années d'incitation, Moubarak a préparé psychologiquement son peuple à la
guerre contre Israël… l'Egypte cause à Israël plus de dommages diplomatiques et
constitue une menace militaire plus grande que tous les Etats de la région qui
sont pourtant nos ennemis déclarés"
(8) L'Egyptien
n'a pas de sympathie particulière à l'égard du citoyen de Judée Samarie,
généralement d'origine syrienne ou arabe de la péninsule. Le citoyen de Gaza
est soit un bédouin, soit un immigrant d'origine égyptienne et Gaza avait été
rattachée à l'Egypte entre 1949 et 1967. Mais pendant 63 ans,le citoyen égyptien a été intoxiqué par l'argument
que les Juifs ont spoliés des Arabes. D'où une antipathie égyptienne,
entretenue par l'état et ses médias, à l'égard des Israéliens. Mais l'homme de
la rue ne veut pas de guerre avec Israël, une simple rupture des relations.
Une question plus sérieuse
concerne l'attitude de l'Armée vis-à-vis des Frères Musulmans. Elle serait sans
doute plus indulgente à leur égard que Moubarak, du fait de l'infiltration en
son sein d'officiers islamistes ou par simple calcul politique, pour partager
le pouvoir avec eux et asseoir un semblant de légitimité.
(9) Le ministre israélien Binyamin Ben
Eliezer (Fouad) a eu un entretien téléphonique avec Hosni Moubarak qui lui
aurait dit, la veille de sa démission: "On voit ce qu'est devenue la
démocratie que les Etats-Unis ont voulu installer en Iran, à Gaza… C'est cela
le destin du Moyen Orient. Les Américains ne savent pas de quoi ils parlent,
quant ils parlent de démocratie ici; comme résultat ils auront l'extrémisme et
l'Islam radical. L'avalanche ne
s'arrêtera pas à l'Egypte, elle emportera tous les pays du Moyen Orient et du
Golfe…. Aucun ne sera épargné. L'Amérique a encouragé une ère de troubles, de
changements dramatiques et de soulèvements"