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 PARLER ARABE EN ISRAËL

 

Yossi AlfiYédio't Ah'oronot

Traduction et publication – Courrier International- 4 août 2008

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Le metteur en scène et dramaturge Yossi Alfi, 63 ans, né à Bassorah en Irak, estime dans les pages du quotidien Yediot Aharonot que la société israélienne a compromis son avenir en se coupant de ses langues maternelles en général et de la langue arabe en particulier.

 

Quand nous étions enfants à Petah-Tikva ["Ouverture vers l'espoir", la plus vieille localité juive d'Israël, au nord-est de Tel-Aviv], mon ami Sholem et moi-même partagions une sorte de haine envers nos mères. Ce n'est pas elles que nous haïssions, mais plutôt leurs manières "non israéliennes" et le fait qu'elles continuaient de parler dans leur langue.
La maman de Sholem lui avait parlé en yiddish jusqu'à l'âge de six ans. Ma mère s'était adressée à moi en arabe irakien jusqu'au même âge, jusqu'à ce que j'aille à l'école. Tous deux nous détestions ces langues "étrangères" et nous voyions dans l'"étrangeté" de nos mères une menace sur notre israélianité tellement désirée. A la question récurrente "Vous êtes sabras [Juifs nés en Israël] ?" nous répondions à la vitesse de la lumière et de façon si israélienne : "Oui ! Oui ! Nous sommes sabras". Se faire passer pour des natifs était à l'époque perçu comme le sésame vers le développement et le "Juif nouveau". Nous voulions être des sabras, des Israéliens, pas des petits Juifs de la diaspora, de l'"exil".

A cette époque, l'apprentissage de l'arabe était obligatoire dans les programmes scolaires. Ce qui n'était déjà plus le cas du yiddish, qui était en train de tomber dans l'oubli, comme s'il n'avait jamais existé. Mais la vie est parfois bizarre, et le yiddish, cette langue que mon ami d'enfance Sholem ne voulait pas connaître, je me suis mis à l'apprendre, pour comprendre les paroles d'Un violon sur le toit [célèbre comédie musicale créée à Broadway en 1964]. C'est lorsque je me suis mis à parler comme un Galicien [de Galicie] que j'ai enfin atteint l'âme juive de l'"exil" et que j'ai compris quels lambeaux de culture nous avions laissés derrière nous.

Sholem, lui, a fini l'école sans rien connaître du yiddish. Quant à moi, j'ai terminé l'école en choisissant d'oublier l'arabe, tout occupé que j'étais à devenir "israélien". Ce n'est que beaucoup plus tard, quand j'ai su que le Moyen-Orient était un endroit d'où je ne partirais jamais, que j'ai compris que la langue arabe était d'une importance essentielle, en particulier pour nous, Israéliens. Car, quand la paix nous a ouvert les frontières, je me suis retrouvé à voyager en Egypte, en Jordanie, en Tunisie et au Maroc, sans parler un mot d'arabe. A l'autre bout du monde, des enfants américains apprennent l'espagnol parce que c'est la langue de leurs voisins du sud, ce qui rend d'autant plus absurde le fait que les Israéliens ne veulent pas connaître la langue de la région dans laquelle ils vivent.

Certains de nos ancêtres ont produit des classiques de la poésie et de la littérature arabes. De grands penseurs du judaïsme comme [les philosophes andalous] Salomon ibn Gabirol [1020-1058] et Maïmonide [1135-1204] ont écrit la plupart de leurs textes et de leurs poèmes en arabe. D'autres de nos ancêtres ont vécu parmi les Arabes, ici, en Palestine. Et il arrive encore que les plus vieux d'entre nous regardent un film égyptien les soirs de shabbat. Mais que nous réserve l'avenir ? Durant leur jeunesse, nos enfants n'ont connu les Arabes que comme maçons, ouvriers ou domestiques. Pourquoi se seraient-ils donné la peine d'apprendre l'arabe ? Quant à nos petits-enfants, ils ne voient plus d'Arabes, ne parlent plus avec des Arabes et n'ont tout simplement plus l'occasion d'en croiser et d'apprendre leur langue. Le mur qui nous sert de frontière est si épais et si haut qu'il n'y a plus qu'à regarder vers l'ouest.

Lorsque notre ministre de l'Education nationale [la députée travailliste Yuli Tamir] est entrée en fonctions, j'ai cru que cette intellectuelle issue de la gauche éclairée allait réintroduire l'apprentissage de la langue arabe dans les programmes scolaires israéliens. Pour moi, une telle décision aurait été un message de paix à l'adresse du monde entier, ainsi qu'à l'adresse des citoyens arabes de l'Etat d'Israël et de leurs intellectuels. Hélas, l'apprentissage de la langue arabe vient d'être définitivement rayé de nos programmes scolaires. Ce faisant, nous nous sommes définitivement exclus du Moyen-Orient.

Comment pouvons-nous imaginer un instant faire la paix avec nos voisins sans daigner connaître leur langue ? Comment pouvons-nous imaginer faire la paix avec nous-mêmes sans daigner comprendre la langue de nos parents ? Comment pouvons-nous imaginer vivre en paix avec notre environnement si nous ne manifestons que du mépris envers sa langue ? A moins que, comme l'indiquent ces files d'Israéliens qui se forment chaque matin devant les consulats étrangers pour obtenir un passeport italien, roumain, polonais ou allemand, c'est-à-dire un passeport aussi étranger que l'étaient nos mères incomprises, nous n'ayons tout simplement pas foi en l'avenir et en la paix.